- Auteur Victor Ducrest
- Temps de lecture 5 min
Requiem(s) de Preljocaj : le souffle des disparus sur la scène antique de Vaison-la-Romaine
Angelin Preljocaj, fidèle à Vaison Danses, revenait cette année pour présenter devant plus de 3 000 personnes au théâtre antique sa dernière création : « Requiem(s) ». Une pièce pour 19 danseurs où le chorégraphe ne cherche pas à raconter la mort, mais à en faire l’expérience sensible, charnelle, bouleversante.

Requiem(s) de Preljocaj ©AA
Vu à Vaison Danses, le 23 juillet 2025 : "Requiem(s)", une pièce pour 19 danseurs créée en 2024 par le chorégraphe Angelin Preljocaj qui explique le contexte dans lequel il a conçu cette œuvre : "J’ai perdu mon père, ma mère, ainsi que des amis très proches durant l’année 2023".
Le thème de la mort et les chorégraphies de Preljocaj à Vaison-la-Romaine, voilà deux choses communes : d’un côté nous savons que nous sommes mortels, de l’autre nous savons qu’Angelin Preljocaj comme chorégraphe et comme familier du théâtre antique de Vaison est très apprécié pour y avoir présenté depuis 25 ans une longue série de créations comme Roméo et Juliette en 2000, Annonciation, Le spectre de la Rose, Le sacre du Printemps en 2002, Les quatre saisons en 2005, Annonciation, Centaures, Eldorado en 2007, Blanche Neige en 2009, Noces et Le Sacre du Printemps en 2010, Les Nuits en 2013, Duos mythiques en 2016…

Requiem(s) par le Ballet Preljocaj - Vaison Danses 2025
Et pourtant cette soirée du 23 juillet avait quelque chose de particulier et de nouveau. Non pas du fait que la soirée a bien failli ne pas avoir lieu en raison des menaces météo, non pas parce que les 3000 places disponibles du théâtre étaient toutes réservées depuis longtemps, mais parce que les 90 minutes du spectacle nous ont captivés par leur richesse et par leur inventivité dans le domaine du mouvement, des rythmes, des occupations de l’espace, des clairs-obscurs (souvent obscurs), des musiques qui parcourent le temps de Mozart à Messiaen, de la scénographie. Par le fait aussi que la danse contemporaine peut ne pas être complètement formelle, qu’elle a du sens et même qu’elle peut être source de vraies questions quand il arrive qu’on ne comprenne pas complètement ce qui est signifié, parce que le langage de la danse est par nature polysémique et parce que l’émotion se situe au-delà du langage.
En quelques mots Preljocaj raconte ce qui lui a suggéré un tel sujet :
« J'ai perdu mon père, ma mère, ainsi que des amis très proches durant l'année 2023. Ces circonstances ont fait émerger en moi l'envie plus profonde et lointaine de chorégraphier les sentiments liés à la perte d'êtres qui nous sont chers. J'ai eu envie de développer toutes ces émotions qui nous traversent dans le deuil. Il n'y a pas que la tristesse ou l'anéantissement. Il y a aussi le souvenir, la trace que la personne aimée laisse vivre en nous ».

Preljocaj joue avec la vie et avec la mort, comme il joue avec les différents rideaux qui masquent et dévoilent les scènes, avec les musiques qui cicatrisent ou les sons qui brutalisent, le noir qui stylise et le rouge qui exalte, avec les vidéos qui montrent le temps qui passe, les corps qui se dissolvent, des images éthérées ou des ruines laissées par la guerre.
On oppose parfois dans l’histoire de la danse les ballets narratifs aux pièces abstraites. Preljocaj dépasse ces oppositions simples, si bien que le spectateur balance entre des mouvements effrénée et des images fixes, entre des tableaux qui se juxtaposent et des transitions fluides.
Deux images symboliques nous donnent le ton de ce ballet profondément intrigant sur le sens que Preljocaj donne à la vie : celle du début et celle de la fin. Au début, dans la pénombre, trois danseurs dans trois paniers suspendus semblent être des morts qui recherchent le lien avec les vivants qui sont au-dessous d’eux. À la fin, c’est encore l’image de « la mort suspendue ». Les danseurs, pendus tels des pantins inertes à une grille métallique dressée en fond de scène, peuvent évoquer des suppliciés, ou des mannequins désarticulés, à la manière des danses macabres ou des représentations de la Shoah, thème très présent dans cette création.

Dans Requiem(s), Angelin Preljocaj ne cherche pas à raconter la mort, mais à en faire l’expérience sensible, charnelle, bouleversante. Il en explore les abîmes comme les éclats, non pour la conjurer, mais pour la traverser. En choisissant de porter à la scène ce que la perte intime a éveillé en lui, il inscrit la danse dans un espace universel : celui de la mémoire, de l’absence, et de ce qui reste, obstinément, du lien humain. Le théâtre antique de Vaison-la-Romaine, avec ses pierres millénaires et sa mémoire des tragédies, offrait un écrin idéal à cette méditation contemporaine.
En y revenant une fois encore, Angelin Preljocaj confirme que la danse peut être bien plus qu’un art du mouvement : un art du vertige existentiel, où la beauté surgit au bord du gouffre.