Publié le 04/03/2018

Universités Populaires au Théâtre Toursky :  la politique de la peur et des libertés 

Le principe de ces Universités : la gratuité. Pas d’âge requis, ni de titres, pas de contrôle des connaissances…
Les Universités populaires du théâtre Toursky aspirent à renouer avec l’utopie et l’exigence d’une culture pour tous, qui soit vécue comme un vecteur de la construction de soi et d’une identité citoyenne. L’accès au savoir est essentiel et le Toursky le sait, implanté dans des quartiers populaires où il trace, depuis plus de quarante ans, des chemins de culture et ouvre grand ses portes. Rendre culture et savoir accessibles au plus grand nombre, une vocation originelle du Théâtre Toursky, qui trouve son aboutissement toute l’année, au fil de sa programmation et de ces Universités populaires, moments de rencontres et de partages.

Compte-rendu de l’Université Populaire du 15 Février 2018

La politique de la peur et des libertés

Les auditeurs n’ont pas boudé l’université populaire du 15 février 2018, sur le thème de « la politique de la peur et des libertés » qui s’est tenue dans une salle comble avec Roland Gori, professeur émérite des Universités, psychanalyste, Michèle Riot-Sarcey, professeur émérite d’histoire contemporaine et d’histoire du genre, militante et historienne du féminisme, écrivaine et, Richard Martin, fondateur du Théâtre Toursky à Marseille .

Richard Martin souhaite la bienvenue aux deux conférenciers :
« Je voulais vous dire combien je suis attaché à ces universités populaires. Merci madame d’avoir fait le trajet jusqu’ici dans ce carré de résistance qui se nourrit de vos lumières. Et dire à Roland combien je suis attaché à sa pensée, à ses efforts pour que nous essayions tous ensemble et de la façon la plus démocratique d’en savoir davantage » « Il y a, dit-il, des peurs qui sauvent et des peurs qui tuent. Il faut faire le tri, avancer avec sa peur mais se débarrasser de celles qui nous manipulent car certains savent comment on fait pour faire peur et s’en servent. »
En guise d’ouverture Richard Martin ne pouvait choisir poème plus adapté à cette soirée-débat que celui de François Villon ‘La Ballade des Pendus’ qu’il interprète magistralement, tout en retenue et émotion : « Frères humains qui après nous vivez, N’ayez les cœurs contre nous endurcis… »

Roland Gori : « Faire un détour par le passé pour mieux éclairer notre présent »

Après avoir rappelé qu’est accueillie ce soir une très grande historienne Michèle Riot-Sarcey,  Roland Gori cite Walter Benjamin, philosophe (1892-1940) : « en sauvant le passé on se sauve un peu soi-même » donc citer le passé est la condition de notre émancipation sociale. Rendons donc justice aux dominés des générations passées. En réparant les souffrances des générations passées nous pouvons sauver le passé par le présent. D’où le choix de notre invitée, non pour un retour vers le passé mais un détour par le passé pour mieux éclairer notre présent. J’avais naïvement pensé que l’on pouvait articuler peur et liberté, je sais que ce n’est pas le point de vue de Michèle et je vais lui laisser tout le temps de parole… Nous parlerons une autre fois de la politique d’administration de la peur, de la liaison étroite de la peur avec la sécurité… de notre hyper modernité qui nous conduit à patiner sur la glace, d’où justement ce monde administré par la peur, d’où également ces mesures sécuritaires dont on peut dire qu’elles créent leur propre industrie puisque nécessairement elles creuseront toujours davantage notre peur. »
Roland Gori présente Michèle Riot-Sarcey : « Je prends trois secondes ce qui est très peu étant donné son parcours dense et important. Michèle est historienne et professeure émérite des universités ; elle a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages : Le Réel de l’utopie, Histoire du Féminisme, 1848, La révolution oubliée, La République dans tous ses états, Le procès de la liberté, pour lequel elle a reçu le Prix Pétrarque 2016, une dizaine de livres collectifs qu’elle a dirigés, etc. Son champ de recherche s’étend aujourd’hui au 20e siècle, mais je l’ai rencontrée sous la bannière du 19e où elle m’a beaucoup apporté.

Michèle Riot-Sarcey : « La liberté, c’est le pouvoir d’agir intellectuellement, politiquement, matériellement » (Pierre Leroux, philosophe 1797-1871)

Michèle Riot-Sarcey explique qu’elle travaille avec la pensée de l’immense philosophe Walter Benjamin qui s’est penché sur tous les documents du 19e siècle, un laborieux travail d’une extrême rigueur, pour essayer de comprendre comment on avait pu passer du temps des lumières, de cette grande idée d’émancipation et de bonheur pour tous, à la barbarie de son époque.
«  Une barbarie qui incontestablement avait commencé en Italie en 1922 avec la prise de pouvoir par Mussolini, et qui continuait avec Hitler, élu démocratiquement et qui le concernait directement, étant de confession juive. Il a conclu dans son livre « Le Livre des passages » que « la civilisation du progrès nous conduit à la catastrophe. » Car le progrès a laissé sur les marches de l’histoire des déchets, des vaincus, toute une série d’évènements, y compris une pensée du possible. J’ai saisi, poursuit Michèle Riot-Sarcey, que l’histoire ne pouvait plus s’écrire de manière linéaire et de manière continue. Les historiens ont tendance d’une manière consciente ou inconsciente à penser l’histoire en fonction des évènements advenus. Ils sont marqués par ce qu’il advient et en cherchent la cause. Cela veut dire que les effets déterminent l’écriture de l’histoire. Or l’histoire ne se passe pas de cette manière- là. L’histoire, ou plutôt le mouvement de l’histoire, s’oppose au sens de l’histoire : le mouvement de l’histoire est inattendu. Certes on se dit « cela devait arriver » mais dans ces moments de tension extrême, quel que soit l’évènement, il y a des incises qui font que le passé renaît, les espoirs d’hier ressurgissent. Dans ces antagonismes, dans ces enjeux de l’histoire, l’historien un peu subtil, un peu rigoureux, tout simplement exigeant et qui cherche à comprendre le présent, peut saisir les deux moments, l’évènement advenu et aussi les espoirs où tout ce qui avait mobilisé les individus a été perdu y compris les choses extraordinaires, en particulier la liberté, cette liberté qui s’inscrivait dans les possibles en 1848 dans le printemps des peuples, dans cette idée qu’on appelait en France République Démocratique et Sociale, on a perdu le sens de cette liberté.

Aujourd’hui la liberté est l’équivalent de la servitude volontaire. Aujourd’hui la liberté signifie simplement s’exploiter soi-même.

« Il faut comprendre le processus de pensée d’un auteur qui nous éclaire sur ce rapport extrêmement important entre présent et passé c’est exactement ce que la psychanalyse appelle l’inconscient. C’est le processus de remémoration qui permet à celui qui exprime un mal être dans le présent, ce rapport au passé, à l’inconscient lui permet de saisir précisément la raison de sa peur, de son effroi, ou de son impossibilité d’agir. Le tout est profondément lié. L’historienne que je suis NE PEUT absolument pas penser le passé en dépit du présent ; nous travaillons avec les ressources du passé mais avec les outils qui sont les nôtres, les outils théoriques, les outils matériels, les outils politiques. Ce rapport au passé me semble extrêmement important. C’est la raison pour laquelle dans mon livre, Le Procès de la Liberté j’ai voulu chercher l’origine de cette liberté qui ne parle plus, qui ne dit plus rien, qui au contraire se délite et s’est complètement transformée au point de ne plus ressembler du tout à l’origine. Aux 19e et 20e siècles, des hommes, des femmes, se sont battus pour la vraie liberté. La vraie liberté, la vraie république, la vraie démocratie, les mots d’ordre de la révolution de 1848.
1848, Le Printemps des Peuples
On a oublié totalement la force extraordinaire de l’espoir de 1848 qui faisait que tous et chacun, quelles que soient leurs peurs, quel que soit l’effroi des propriétaires qui étaient saisis par ce mouvement des masses inattendues, une poignée de révolutionnaires parisiens, une poignée de prolétaires parisiens avait conquis non seulement la liberté mais avait contraint une bonne partie de la population à embrasser de manière inattendue la République. Je voudrais simplement vous citer un contemporain qui en 1857, donc très peu de temps après la révolution de 1848 écrit ceci : « cette fois il n’y avait plus de compromis possible ; la question ajournée en 1830 dut recevoir une solution définitive. Le peuple ne voulut pas abdiquer et quelles que fussent été les prévisions des hommes qui avaient précipité le mouvement, il dut reconnaitre qu’ils avaient provoqué une révolution sociale et qu’il fallait reprendre pour la compléter le travail interrompu en 1791 » comme si l’idée de liberté en 1789 était irréversible. Edgar Quinet, au milieu du 19e siècle, dit à juste titre que la révolution de 89 avait ouvert la voie à l’impossible. Révolution qui avait permis, contre toute attente, contre tout discours, à tous et à toutes de se penser potentiellement libres. Les souvenirs de 1791 -92 -93 ressurgissent en 1830 dans ces trois glorieuses extraordinaires (en trois jours le roi Charles X est obligé d’abdiquer et son cousin de la branche cadette reprend le pouvoir). Ce souvenir d’un moment du possible qu’a illustré admirablement bien Delacroix avec la liberté guidant le peuple, porte les mémoires, reste dans les mémoires au point qu’on a dit qu’en 1830 -35° rue St Antoine- on avait vu quelqu’un tirer sur les horloges pour arrêter le temps, tellement ce moment extraordinaire de liberté possible rendait les gens joyeux.

La Liberté guidant le Peuple (Delacroix) : Le processus de remémoration

« En février 48 il pleut, ils se souviennent de juillet 1830, avec une joie sans pareille, raison pour laquelle dans ce processus de souterrain des mémoires, de remémoration, étonnamment, au moment de nuit debout j’ai constaté que certains voulaient arrêter le temps à la manière de 1830. Ils ont commencé à comptabiliser les jours à partir du moment où nuit debout s’est constitué. Ce petit détail sans importance nous remémore ce qui s’est passé. Nuit debout retrouvait ce qu’était la république démocratique et sociale. Ils retrouvaient ce que signifiait démocratie. Une chorale s’était constitué à Paris, place de la République, ils entonnaient les chansons du 19e siècle, « La Semaine Sanglante », une chanson particulièrement dramatique sur la répression de la Commune en 1871. Voilà ce processus de remémoration.
Je suis allée chercher l’origine de la liberté.
Et l’origine de la liberté est là dans toutes les sources aux archives nationales dans les opinions, dans les manifestes, dans les textes, dans les prises de parole, dans les manifestations, partout dans la rue. La politique se passe dans la rue en 1848. Tous déclinent le mot liberté ; tous explicitent justement ce qu’ils voudraient. Alexis Tocqueville est saisi d’effroi le 25 février, jour de la révolution de 1848 ; il se balade dans les rues et il voit les affiches, et sur les affiches, tout est bouleversé. On veut tout reconstruire, on veut tout repenser. On est persuadé, tous sans exception, que la révolution est définitive et elle sera sociale ou ne sera pas. Il écrit dans ses souvenirs, un an après, cette chose inouïe : « Je voyais dans les affiches qu’on voulait tout bouleverser y compris ce rapport ancestral de domination inégale entre les hommes et les femmes. »
Nous sommes en février 1848 ; On veut faire en sorte qu’il n’y ait plus d’inégalités entre les hommes et les femmes. Les femmes sont partie prenante de la révolution. L’une d’entre elles, Désirée Gay, va écrire immédiatement à un de ses amis Saint-Simonien : «  Je suis au service de la révolution » une autre va remettre ses enfants à une voisine pour être totalement disponible POUR la révolution. Elle écrira plus tard : « Les révolutions ne sont que des marchepieds pour les hommes aspirant au pouvoir ». Toutes ces femmes vont se souvenir de ce qu’elles ont fait dans les années 30 où elles ont découvert ce que liberté veut dire. Tout le monde se remémore la liberté avec sa force telle qu’elle a été définie par Pierre Leroux. Aucun droit politique pendant la première moitié du 19e siècle, pas la moindre possibilité de se réunir, et pourtant, dans les années 1840 des centaines d’ouvriers « déboulent » à Paris venant du nord, de la plaine Saint Denis, pour réclamer la diminution du temps de travail et en particulier l’abolition du travail à la tâche : le maître venait chercher des ouvriers sur la place de grève, place de l’hôtel de ville, puis embauchait un malin à qui il donnait une somme globale et à qui il demandait de pouvoir exploiter les autres, ses petits copains. Cela s’appelle le travail à la tâche avec ce que cela implique comme exploitation au sens quotidien du terme. On apprenait à exploiter ses propres frères.
Toutes les revendications vont ressurgir en 1848.
Dès les premiers jours, le gouvernement va prendre des mesures rigoureuses : l’abolition de ce type de travail, la diminution du temps de travail avec tout ce que ça implique de respect, et qui plus est, chose inouïe, les ouvriers vont désigner leurs délégués qui vont siéger à la commission du Luxembourg. Louis blanc (1811-1882), utopique à cette époque-là, imaginait qu’on pouvait organiser le travail d’une manière différente et il estimait qu’à la commission du Luxembourg patrons et ouvriers pourraient dialoguer ensemble. Les ouvriers de la petite ville d’Albi au 19e siècle, font une pétition toutes catégories d’ouvriers confondus, et proposent à la commission du Luxembourg une organisation du travail en fonction des qualités de chacun, selon les difficultés des uns et des autres, et faire en sorte que la répartition des salaires soit en fonction de tout cela. Des propositions inouïes arrivent à l’assemblée nationale, à la commission du Luxembourg ; un architecte va passer des nuits à construire une maison du peuple. La république démocratique et sociale allait de soi. Pauline Rolland, de sa prison (car la répression et l’effroi sont tels qu’on arrête tous ces gens-là pas simplement sur les barricades, même après), va appeler au gouvernement direct des travailleurs. Exactement comme les Canuts à Lyon, on s’occupe de nos propres affaires.