- Auteur Danielle Dufour-Verna
- Temps de lecture 11 min
Ligabue, la malédiction du génie
Antonio Ligabue est un peintre italien du début du 20ème siècle. Peu connu du grand public, il a pourtant marqué l’histoire de l’art. Parcours sur le destin d’un homme énigmatique et difficile à aimer qui durant les dernières années de sa vie, a connu le grand succès. Notre chronique italienne.
Célèbre internationalement, exposé dans les plus grands musées, Antonio Ligabue (1899-1965) est un peintre crucial dans l’histoire de l’art. Peintre à part, un des principaux représentants de la poétique virile et naturaliste, ses tableaux capturent par leur force chromatique et leur apparente simplicité mais qui, en réalité, semblent sous-tendre une complexité de références culturelles, de citations stylistiques et de contaminations avec les différents arts visuels, comme le cinéma et l'illustration. Dans ses autoportraits, le regard interpelle, secoue, unique, toujours chargé de nouvelles et intenses inflexions psychologiques. Peintre à part, peintre maudit, Ligabue révèle une part intime de nous-mêmes en peignant son intimité, un génie.
Je voulais me cacher (Volevo nascondermi) Un film qui retrace l'histoire d'Antonio Ligabue
« On dit que vous n’avez pas de travail, que vous n’avez pas d’épouse, que vous ne contribuez en aucune façon à la croissance de l’Italie fasciste. »
C’est avec ces mots, dans ce film coup de poing, vertigineux, absolument sublime de Giorgio Diritti ‘Volevo nascondermi’ (Je voulais me cacher), sorti en 2020, avec Elio Germano dans le rôle de Ligabue, que le médecin chef interne de force l’artiste dans son asile psychiatrique. A voir absolument.
Privé d’amour
« Merci, merci beaucoup. Vous ne comprenez pas qu’avec un bisou, tout devient splendide pour moi ? »
1962.*Ligabue se promène le long de son fleuve, le Pô, en Italie. Il parle aux animaux dans leur langue car il se sent leur appartenir. Il espère leur ressembler et son miroir lui dira si c’est vrai. Le léopard et l’aigle étaient ses animaux. Les animaux voient les choses telles qu’elles sont. Ligabue essayait donc de se transformer en animal. Une chambre misérable aux murs froids. Au milieu de la pièce, un récipient de fer abrite un feu censé réchauffer l’espace. Ligabue s’assied sur un lit étroit. Il porte une jupe, un tablier de cuisine, un châle de coton bordé de dentelle. Dans sa solitude, Antonio Ligabue s’invente la compagne, la femme qu’il ne posséda jamais en réalité. Si on l’interroge, il répond que se vêtir ainsi lui fait du bien, qu’il est heureux ainsi, que plus les vêtements sont blancs et fins, plus il se sent heureux. Au pied du lit un immense chevalet. Ligabue se lève et y installe une toile partiellement peinte. On y voit le haut d’un visage : le front dégarni, les cheveux noirs, les yeux, le nez, le début d’une moustache. C’est son autoportrait. Il va se reconnaitre dans l’autoportrait. Mais quelque chose, quelqu’un le lui interdit. Il souffre, s’en plaint et essaie de conjurer le sort, de s’en libérer pour s’exprimer. Il émet des sons plaintifs, étouffés, de petite bête apeurée. Ses autoportraits crient, hurlent sa douleur, son angoisse, sa solitude. Même après la notoriété, le succès, l’automobile, le chauffeur, le manteau, le chapeau, Ligabue reste une créature désespérée, solitaire, sans amour et qui cherche l’amour désespérément. Son aspect extérieur est trop différent pour que quelqu’un puisse comprendre ce qu’il est à l’intérieur. A la taverne où il va quelquefois, il demande à une femme d’être près de lui, de lui faire compagnie. Il est plus heureux près d’elle, dit-il. Il s’approche, elle s’éloigne : « Vous avez peur de moi ? Vous avez honte ? Vous n’avez pas de plaisir à être près d’un artiste ?» Elle se laisse embrasser sur la joue. « Merci, merci beaucoup. Vous ne comprenez pas qu’avec un bisou, tout devient splendide pour moi ? » (*texte élaboré à partir des rares images de Antonio Ligabue, et d’un documentaire en Italien, tourné en 1962, trois ans avant la mort de l’artiste, Le véritable Ligabue.)
Instinctif, démoniaque, fou, Antonio Ligabue, un peintre capable de transporter ses démons sur la toile.
Ligabue représente le monde animal comme premier acte du rapport entre l’homme et la nature.
Antonio Ligabue, le peintre naïf, le ‘fada’ du village, est un peintre qui a vécu une aventure particulièrement fascinante, extravagante, bizarre. Dans tous les autoportraits que nous a laissés Ligabue, il semble se montrer aux autres, chercher un contact avec les autres. Le monde de Ligabue se résume à ces mondes-là : celui des animaux et du conflit entre les fauves, celui plus idyllique, bucolique de la nature et des champs, celle de la ferme avec les animaux et les autoportraits. Il existe un tableau en particulier (collection privée) où coexistent deux éléments décisifs pour la compréhension de ce peintre : la mémoire et la fantaisie. Le tableau représente la lutte d’un faucon avec un renard. Ici, dans cet élément narratif, réside une des clés pour comprendre le monde fantastique de Ligabue, un peintre malade, seul, jamais aimé ; un peintre qui réagissait à la souffrance de son isolement avec l’agression par laquelle il essayait de résoudre sa propre timidité, son impossibilité à communiquer. C’est l’exorcisation de la peur à travers la représentation de la force. Antonio Ligabue s’identifie à l’animal qui agresse. Le tableau est la représentation lucide de sa névrose. Deuxième élément, la mémoire, le paysage de la mémoire. La fascination de l’insertion d’éléments et paysages nordiques dans lesquels il est né et a vécu les premières années de son enfance, où il fréquente l’unique musée de Saint Gall en Suisse, où il vit en regardant des journées entières les animaux du zoo, le jardin botanique, des éléments qui resteront toujours dans la fantaisie de ce peintre fascinant. Les papillons et les petites fleurs du tableau sont autant de tentatives d’évasion et tout près l’image, dramatique, du scorpion. Les éléments de ce tableau composent la synthèse totale de toutes les contradictions, le malheur et le destin douloureux de cet homme. Le tableau est émaillé de couleurs, plein de vie, cette vie que Ligabue essaie désespérément de raconter dans la fixité et la violence dramatique de ses figurations.
La vie tragique d'Antonio Ligabue
Ligabue est né à Zurich le 18 décembre 1899 d’une émigrée italienne, Elisabetta Costa et de père inconnu. La mère se marie avec un émigré Bonfiglio Laccabue qui reconnait l’enfant, et dont elle a trois autres enfants. Devenu adulte, en 1942, il changera le nom de ce parâtre qu’il exècre en Ligabue. Vers 1909, les trois frères et la mère meurent après avoir mangé de la viande avariée. Antonio reste seul avec le père qui le donne à une famille suisse allemande. Il ne sera jamais adopté et il entretiendra la vie durant une relation d’amour et de haine avec sa mère adoptive qui l’envoyait fréquemment dans un institut d’enfant handicapé, effrayée par ses crises. Les problèmes psychiques et physiques du jeune Antonio viennent probablement de la carence de nourriture et de soins dans ses premières années de vie qui compromettent irrémédiablement son développement. Il est atteint de rachitisme et d’un goitre. En 1919, le Consulat l’envoie en Italie pour le service militaire. Réformé et expulsé de Suisse, le préfet l’envoie à Gualtieri où il arrive, escorté par les carabiniers. Connaissant seulement la langue allemande, il a la nostalgie de la Suisse et de l’amour de la femme d’adoption. Il vit d’abord dans un cabanon, dans un bois sur les rives du Pô où il dessine et gagne sa vie comme manœuvre. En 1927, Ligabue rencontre Renato Marino Mazzacurati, artiste peintre et sculpteur. Mazzacurati a l’intuition de son talent. Il lui enseigne les techniques de la peinture et organise les premières expositions. A plusieurs reprises, trouve asile à l’hospice du quartier où il mourra en 1965. Il vit également dans les fermes des agriculteurs de la zone qui lui donnent à manger en échange de ses tableaux. En qualité d’artiste, il donne vie à des centaines d’œuvres. Comme homme, se révèlent déjà les altérations de son psychisme malade. Il est sauvage, solitaire, timide, insolent, sale, sujet à des crises de dépression qui le mèneront souvent à des hospitalisations dans le centre psychiatrique de San Lazzaro, à Reggio Emilia. De 1945 à 1948, Antonio Ligabue y est amené après une bagarre avec un soldat allemand, dans une taverne, bagarre au cours de laquelle le peintre a cassé une bouteille sur la tête du soldat. Le diagnostic : psychose maniaco-dépressive. Ligabue se blesse le nez volontairement, soit en le frottant contre un mur, ou en se donnant des coups avec une pierre. Il veut, dit-il, créer une forme de bec pour une identité avec ces animaux qu’il avait vus dans son enfance, derrière les barreaux du zoo, se taper le bec et la tête contre les barres de fer de la cage, à la recherche de liberté. Beaucoup d’autoportraits portent en effet cette blessure. La passion du peintre ? Les lapins, les animaux… les voitures, les motocyclettes.
Dans le destin de cet homme énigmatique et difficile à aimer, les amis n’ont pas tout-à-fait manqué. L’un deux, Arnoldo Bartoli, un peintre de Guastalla, en Italie, l’a aidé et protégé pendant des années. Lorsque Ligabue sortait de l’asile psychiatrique où il était interné, il fallait le confier à quelqu’un qui s’engage à prendre soin de lui. C’est Bartoli qui se portait garant auprès du directeur de l’asile psychiatrique. C’est donc chez Bartoli que le peintre a travaillé et dormi pendant des années. Il y étudiait surtout un livre où étaient représentés des animaux : les zèbres, les tigres de ses tableaux, l’orang-outan fréquent dans ses peintures, quelquefois protagoniste de luttes furibondes avec le rapt de femmes, un thème qui cache une des obsessions du peintre, celui du rapport avec la femme. Dans les premières années, Ligabue sculptait des animaux familiers avec l’argile du Pô. On dit de lui que c’est un naïf, mais il est vrai qu’il échappe à toute définition trop précise, trop rigoureuse. Cet homme inculte, malheureux et suspicieux a réussi à dire ce que d’autres ont vainement tenté. Il a rejoint le fil inutilement poursuivi par beaucoup. Ceux qui l’ont connu disent de lui qu’il avait continuellement sur lui le masque de la peur, comme si on risquait de l’agresser, de l’attaquer à chaque instant. « Quand il est arrivé au pays, dit-un des habitants de la ville, à l’âge de 20 ans, les gens le montraient du doigt comme une bête rare, à cause de l’ignorance et sans-doute de la misère d’après-guerre. Son existence ici a été terrible. Il y a quelques personnes qui l’ont compris, mais la majorité se moquait de lui. »
Le succès du peintre
Ligabue a connu le succès. Il reçoit des prix, vend des tableaux. On tourne des films et des documentaires dont il est le protagoniste. En 1961, exposition à Rome de ses œuvres. En 1963, il est affecté de parésie. Après diverses hospitalisations et internements, il demande à être baptisé. Désormais immobile dans un lit, alors que sa célébrité acquiert une dimension internationale, il meurt à l’hospice Carri de Gualtieri le 27 mai 1965.
Nul ne peut rester insensible devant un tableau de Ligabue. La détresse, au-delà de la beauté, assaille, poignante, irréversible. Ligabue était-il vraiment le faucon dans son tableau ? Ne se sentait-il pas blessé, pris au piège, détruit, agonisant, à moitié dévoré mais encore vivant comme le renard sous les serres de l’animal? Si Ligabue a peint avec autant de force, c’est sans doute pour juguler le manque d’amour qui a marqué son enfance, sa jeunesse, sa vie. Jusqu’à quel point le besoin d’amour est-il responsable du tourment dans la vie d’un homme ? Jusqu’à quel point le psychisme peut-il résister à la torture de ne pas avoir été aimé ? Comment ne pas se noyer quand ce besoin existentiel est inexistant, quand on coupe à vif les racines, quand le monde dans lequel on vit est sans pitié ? Peut-être en parlant aux animaux… si seulement…
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