Publié le 07/05/2022

Yoann Bourgeois, chorégraphe aux talents pluriels

« Je pense que tous les arts contribuent à l’art le plus grand qui est l’art de vivre. » Pour Yoann Bourgeois, amoureux de littérature, l’art est un langage. Directeur artistique au CCN de Grenoble, chorégraphe, metteur en scène, danseur au passé de circassien, l’artiste se sert de dispositifs physiques pour évoquer le mouvement perpétuel, celui de la nature, de la vie, des danseurs. Rencontre avec le chorégraphe qui fige l’instant et magnifie les corps.

Yoann Bourgeois chorégraphe spectacle 2022

Yoann Bourgeois présentait le spectacle Hurricane les 28 et 30 avril derniers au Grand Théâtre de Provence, dans le cadre de sa programmation 2022. S’il joue avec le vertige et l’inconcevable, Yoann Bourgeois ouvre des sens multiples. Avec ses talents pluriels dans les domaines de la danse, du théâtre, de la musique, de l’installation plastique ou encore de l’audiovisuel, metteur en scène, acrobate ou chorégraphe, le spectateur est happé, son subconscient contraint à la réflexion. Le travail de Yoann Bourgeois constate, interroge, fige l’instant dans l’espace, un espace poétique, y propulse les danseurs, les spectateurs, et magnifie les corps des interprètes.

Yoann Bourgeois, metteur en scène, acrobate ou chorégraphe, un artiste internationalement reconnu

Rencontre avec le directeur artistique du Centre Chorégraphique National de Grenoble

Danielle Dufour Verna/Projecteur TV – Bonjour Yoann Bourgeois. Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Yoann Bourgeois – Je suis Directeur artistique en particulier chorégraphe même si j’interviens de plus en plus dans le domaine audiovisuel et je dirige une institution depuis sept ans qui s’appelle le Centre Chorégraphique National de Grenoble, un lieu dédié à la création.

DDV – Vous avez été artiste de cirque…

Yoann Bourgeois artiste cirque chorégraphe spectacles

Yoann Bourgeois – Oui, c’est cela, j’ai fait une formation dans les arts du cirque mais aussi dans le domaine de la danse et dans le domaine du théâtre. Ce qui se retrouve aujourd’hui dans mon travail qui est vraiment pluridisciplinaire.

DDV –Vous avez été, je crois, le premier artiste de cirque à diriger un CCN. Comment avez-vous été accueilli par les danseurs ?

« En réalité, j’ai toujours navigué entre les disciplines. »

Yoann Bourgeois – Comme je vous le disais précédemment, j’ai toujours travaillé dans le domaine de la danse même si ma formation initiale a été le cirque, mais, au sortir de l’école, en l’occurrence le Centre national des Arts du cirque, que j’avais d’ailleurs traversé en alternance avec le Centre national de la danse contemporaine à Angers, donc j’avais déjà fait un double cursus, j’ai eu une carrière d’interprète chez Maguy Marin. En réalité, j’ai toujours navigué entre les disciplines.

DDV – J’entends. Alors, comment passe-t-on de danseur à chorégraphe et de chorégraphe à l’audiovisuel ?

« Je traite des matières circassiennes de façon chorégraphique… La force de mon langage est l’éloquence… On pourrait dire que c’est polysémique, ça ouvre des sens multiples.»

Yoann Bourgeois –D’abord, je crois, depuis quelques années, je déroule un travail un peu particulier qui est à la lisière de l’art chorégraphique, de l’art circassien. En gros, je pourrais dire que je traite des matières circassiennes de façon chorégraphique, c’est-à-dire ce qui m’intéresse en terme de matériau artistique, ce sont des matériaux qui viennent du cirque. J’essaie d’imaginer des dispositifs qui rendent perceptibles des phénomènes physiques – quelqu’un avec des agrès de cirque traditionnels, qui balance, qui est en équilibre. Les phénomènes physiques m’intéressent. Sauf que j’ai une manière de les traiter, de les écrire, particulière, et j’en passe par l’art chorégraphique pour cela. Donc une écriture du mouvement, souvent musicale. C’est comme cela que s’articule la relation, le travail entre le cirque et la chorégraphie. Ensuite, je crois que la force de mon langage est l’éloquence. C’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui parle immédiatement et qui parle largement. On pourrait dire que c’est polysémique, ça ouvre des sens multiples. J’ai tout de suite perçu que mon travail était particulièrement disponible à un langage relié à l’image. Je me suis toujours intéressé à la lecture d’image en faisant moi-même beaucoup d’essais sur la façon de capter mon langage par le biais de l’outil cinématographique. On m’a de plus en plus proposé d’intervenir dans ce champ, que ce soit dans le champ du cinéma que du vidéoclip. J’ai fait beaucoup de vidéoclips, dernièrement avec le groupe Coldplay ou avec Harry Styles notamment avec la dernière chanson d’Harry Styles ‘As it was’.

DDV – En chorégraphie, vous avez utilisé l’audiovisuel?

Yoann Bourgeois – Tout à fait. Je l’ai utilisé dans la pièce que j’ai faite pour le ballet NDT, Nederlands Dans Theater, aux Pays-Bas, qui est un des plus fameux ballets au monde, l’an dernier, qui s’appelle ‘I wonder where the dreams I don’t remember go’, une pièce qui mélange la projection vidéo et l’art chorégraphique sous un axe très particulier qui m’intéresse énormément. Cela c’est vraiment mon expérience dans le champ audiovisuel qui m’a donné envie de faire cette pièce. Il s’avère que les technologies de l’audiovisuel permettent aujourd’hui des outils de post production de plus en plus précis, avec de plus en plus de potentialité. Néanmoins, tout ce qui est de l’interaction entre le corps et l’espace reste une chose extrêmement difficile à rendre en post production. Il y a toujours un côté factice. Le réel est infiniment plus riche que ce que la technologie peut faire de façon artificielle. J’ai l’impression que plus le monde audiovisuel devient post produit, paradoxalement plus ça donne un élan pour ce qui sont des véritables interactions avec l’environnement. Je crois que c’est pour cela qu’on fait appel à moi dans le champ de l’audiovisuel. Je suis capable de faire des choses qui relèvent de l’effet spécial mais en réalité, sans post production. Pour la pièce que j’ai faite pour NDT, c’est comme si la scène de théâtre devenait un laboratoire d’effet spécial mais donné à voir en vrai. On a joué avec des effets antigravitationnels mais où l’on voit à la fois le trucage et l’image vidéo.

DDV – Vous employez le terme de langage, de sémantique. Vous aimez la littérature ?

« Je n’ai toujours pas renoncé à la littérature. »

Yoann Bourgeois – ah oui ! Je suis un grand lecteur ! D’ailleurs, mon premier amour, c’est vraiment la littérature. Quand j’étais enfant, j’étais convaincu que je deviendrai écrivain. C’est drôle, parce que c’est en lisant Proust, j’avais une vingtaine d’années, que j’ai eu l’impression qu’il fallait d’abord vivre avant de dédier sa vie à la littérature. Mais c’est peut-être une fausse excuse. En tout cas, je n’ai toujours pas renoncé à la littérature.

DDV – Vous avez présenté Hurricane au Grand Théâtre de Provence du 28 au 30 avril. Comment donner de la poésie au chaos ?

Yoann Bourgeois spectacle 2022 hurricane

« L’art du spectacle, l’art vivant, est, je pourrais dire un art phénoménologique »

Yoann Bourgeois – J’ai l’impression que l’art du spectacle, l’art vivant, est, je pourrais dire un art phénoménologique, c’est à dire qui s’intéresse aux choses qui apparaissent et qui disparaissent. J’ai l’impression qu’on donne à voir des modes d’apparition et de disparition dans l’art vivant qui est vraiment le mode de la présence. Je rêvais de faire une pièce autour du phénomène giratoire d’où pourraient surgir une infinité de situations humaines. J’avais la vision d’une sorte de tourbillon, un effet chaotique d’où pourraient surgir, apparaître, un certain nombre de situations, apparaitre et disparaitre, retourner, dans ce chaos. Pour cela, j’avais employé un dispositif physique que je connais bien, qui est le dispositif giratoire. Donc une immense scène tournante avec un système de lumière qui fait qu’un sujet posé sur cette scène tournante, quand il arrive à la face, arrive dans la lumière, et quand il retourne en fond de scène, retourne dans l’obscurité. Le fond de scène devient ainsi une coulisse invisible où on peut préparer des situations, et l’avant-scène, un endroit de lumière. Grâce à ce phénomène giratoire, on fait surgir, dans une sorte de tourbillon infini, un nombre infini de situations. J’avais envie, en quelque sorte, que la dramaturgie s’écrive autour du phénomène giratoire. Et c’est ce que présente Hurricane.

DDV – De quoi vous êtes-vous inspiré, qu’est-ce qui vous a motivé ?

Yoann Bourgeois – C’étaient à la fois les phénomènes physiques naturels, les ouragans, etc. et à la fois l’époque. J’ai aussi l’impression qu’on est dans une période absolument bouleversante, vertigineuse de mutation, de révolution où nos valeurs se transforment. Je me suis dit qu’une scène tournante pourrait raconter…

DDV – Révolution, dans le sens de tourner, et dans l’autre ?

Yoann Bourgeois – Exactement, dans ce double sens. Je vous disais c’est la polysémie qui m’intéresse. J’aime bien quand cela raconte des choses à différents niveaux.

DDV – Vous parlez de mutation, de révolution. L’idée de naissance et de mort est présente ?

Yoann Bourgeois – Je pense que la question de la mort est intrinsèquement liée à la démarche artistique quel que soit l’art. D’ailleurs il serait très intéressant de voir comment les différents artistes ont résisté au temps qui passe et à la mort. On pourrait même se dire que ce pourrait être un critère pour évaluer l’efficacité d’un tel art. Les pyramides d’Egypte ont réussi parce qu’elles ont résisté à l’érosion etc. Cependant, quand on fait de l’art vivant, un art intrinsèquement lié à l’éphémère, c’est peut-être parce qu’on est convaincu que, qu’on soit pyramide d’Egypte ou quel que soit autre médium, rien ne résiste au temps qui passe. Les pyramides d’Egypte, demain ou dans dix mille ans, deviendront poussière, comme tout le reste. Alors, quelle perspective véritable avons-nous ? Je crois qu’on a le présent, le fait d’être là. La présence est vraiment, à mon avis, la question de l’art vivant, intrinsèquement lié à la disparition et à la mort.

DDV – En fait, vous faites de votre art un acte d’engagement, politique, citoyen…

Yoann Bourgeois – Je pense que tous les arts contribuent au plus grand de tous les arts qui est l’art de vivre. C’est peut-être mon passé de circassien, mais j’ai l’impression qu’un véritable artiste engage sa vie dans sa création. Donc, la dimension politique y passe nécessairement mais pas que, c’est aussi une démarche existentielle. Mon langage évolue avec ma vie.

DDV –Vous êtes partis en Roumanie, à l’âge de 18 ans, pour y rencontrer des Tziganes. Vous ont-ils beaucoup influencé tout au long de votre carrière ?

« J’ai compris à quel point c’est important cette dimension d’amitié, de vie partagée, d’aventure, pour faire des œuvres poétiques engagées. »

Yoann Bourgeois – ça a été un voyage extrêmement formateur pour moi, très inspirant. J’ai par la suite toujours essayé de conserver cette première impulsion que j’avais eue au cours de ce voyage. C’est-à-dire considérer que, quel que soit le projet artistique en cours, ce serait forcément une aventure de vie. Dans ce voyage qui consistait à aller faire un spectacle dans un orphelinat, en Roumanie, et également auprès des populations tziganes dans les villages, cette dimension d’aventure et d’amitié, parce que j’étais parti avec trois autres amis artistes, a toujours extrêmement nourri mon travail et notre démarche, ensuite, en compagnie. Il y a plein de manières de faire des spectacles. Depuis toutes ces années, j’ai toujours essayé de conserver cette notion de troupe. L’équipe artistique avec laquelle je travaille, ce sont des gens, des amis avec lesquels je travaille depuis de nombreuses années. Je crois que c’est en effet vers 18 ans que j’ai compris à quel point c’est important cette dimension d’amitié, de vie partagée, d’aventure, pour faire des œuvres poétiques engagées.

DDV – Des projets ?

« Je vais créer des œuvres à pratiquer. »

Yoann Bourgeois – Un projet en cours qui me réjouit beaucoup, c’est un projet qui s’appelle ‘Le grand saut’ qui sera présenté à la prochaine Biennale de la danse de Lyon en 2023. Je vous ai dit que je m’intéressais aux dispositifs physiques pour faire des spectacles ou des films et là je vais créer des œuvres à pratiquer. Ces dispositifs physiques ne seront plus utilisés par des artistes professionnels mais par le public qui traversera et activera ces œuvres. Ces œuvres dessinent différentes dimensions du vertige, une notion qui m’intéresse aussi depuis de nombreuses années, avec un saut dans le vide avec des expériences en réalité virtuelle ou des voyages hypnotiques. On va créer des parcours expérientiels pour les spectateurs qui pourront traverser différentes dimensions de vertige.

DDV – La situation du monde actuelle vous préoccupe ?

« On a toujours une façon un peu trop anthropocentrée d’appréhender les questions environnementales. »

Yoann Bourgeois – ça me préoccupe beaucoup. Je pense que notre humanité est face à trois menaces existentielles majeures, la première étant une dégradation environnementale sans précédent. La deuxième étant les rapports de force géopolitique et la menace nucléaire et la troisième étant l’incertitude technologique. Je suis particulièrement sensible aux questions environnementales. On a un peu tendance à dire, à penser qu’on est devant une grande catastrophe mais cette manière de présenter les choses dit bien notre incapacité à voir la situation. La catastrophe n’est pas à venir, elle est en cours. La diminution drastique des populations animales est en cours et irréversible. Ce n’est pas qu’une question de réchauffement climatique. La chute de la biodiversité est extrêmement préoccupante. Mais on a toujours une façon un peu trop anthropocentrée d’appréhender les questions environnementales. Le terme même environnement dit encore cet antagonisme. C’est très préoccupant et en même temps c’est une très vieille question qui s’est évidemment amplifiée depuis la révolution industrielle. Ce qui est très préoccupant, c’est que depuis que l’homme est homme, partout où il est sur terre, on assiste à une chute de la biodiversité dans les zones qu’il a investies. Là, je pense, on est face à un défi très profond et je ne suis malheureusement pas sûr qu’on ait la sagesse de le relever.

DDV – Inspirant pour vos œuvres ?

« Mon engagement artistique est ma façon de contribuer à cette cause. »

Yoann Bourgeois - Mon engagement artistique est ma façon de contribuer à cette cause. Je pense qu’à travers la question environnementale, nous devons reconsidérer en profondeur notre rapport à l’espace. Notre rapport à l’espace, à mon avis, doit être poétique et non plus seulement fonctionnel et consumériste. On doit ré enchanter notre rapport au monde et là, je crois que les arts ont quelque chose à jouer.

DDV – En faisant partie du tout, sans penser environnement ?

Yoann Bourgeois – Exactement, oui.

DDV – Une dernière question, quelle est votre conception du bonheur ?

« L’amour. »

Yoann Bourgeois – Pendant longtemps, j’ai refusé l’idée même de bonheur parce que je n’arrivais pas à en avoir une autre conception qu’une conception idéalisée et inadéquate à l’existence, c’est à dire, comme une chose stable. Je croyais plutôt à la joie, non pas au bonheur, à la joie. Spinoza décrit très bien la joie comme ‘augmentation de la puissance d’agir’. Donc, je cherchais la joie. Et un jour j’ai rencontré ma femme, on a eu un enfant, et le bonheur m’a pris par surprise. Donc, ma conception du bonheur aujourd’hui, je suis en train de la ré-envisager. Elle est intrinsèquement liée à l’amour.