Publié le 05/12/2020

Jean D’Ormesson « Des mots rien que pour vous… »

Il y a trois ans disparaissait Jean d’Ormesson … Hommage à celui qui restera dans nos coeurs par sa culture, son intelligence, son esprit , et son regard bleu azur. Rencontre intemporelle réalisée un certain jour de 1997 à Antibes, dont “les mots rien que pour vous” restent inchangés : “la culture est menacée par ce qui est censé la servir..” 

Jean d Ormesson Rencontre intemporelle Courtoisie Editions Gallimard

Hommage à celui qui ne voulait pas mourir le même jour qu'un rocker … Esprit, charme, élégance, Jean d’Ormesson auteur de fabuleux textes sur la vie ...

« Quel bonheur d'être au monde! Et que tout nous soit donné! C'est une grande grâce, Monsieur, que d'aimer la vie dans chacune de ses heures, dans chacun de ses visages, dans chacune de ses tâches. Une grâce qui est plus heureuse que le bonheur puisqu'elle se fait bonheur dans le malheur même. » C'est ainsi que l'historien de la littérature Thierry Maulnier accueillit Jean d'Ormesson à l'Académie Française en juin 1974, rappelait Arnaud Ramsay dans l’excellente biographie « Jean d’Ormesson ou l’élégance du bonheur »* paru en même temps que le dernier roman de l’académicien le plus connu et sans doute le plus aimé des Français : « C’est une chose étrange à la fin que ce monde »**

Les rentrées littéraires s'apparentent désormais à des défilés de mode ! "La collection automne-hiver" du "prêt-à- lire" présente tous les ans plus de 700 modèles, entre septembre et janvier ! Jean d'Ormesson me cite Pivot «  faire mieux, devrait faire moins ! » Jean d'Ormesson, côté « collections » c'est plutôt Haute Couture… » Des ouvrages brodés à la main, à la plume... Ce jour où j’eus le bonheur de le rencontrer paraissait « Et toi mon cœur pourquoi bats-tu »"* Il me dit alors, « C'est mon plus beau livre, malheureusement il n'est pas de moi ! Je me suis entouré de nègres comme Ronsard, Hugo, Apollinaire. On va me dire c'est une anthologie, justement c'est le mot qu'il ne faut pas prononcer : les textes forment un roman, un récit, c'est un résumé de ce qu'était cette culture qui est peut-être en train de disparaître... « Il est plus urgent de sauver les livres, les libraires, que les phoques et les baleines. » Eternel épris de beauté, de Venise, des îles, Jean d'Ormesson est une île, au coeur de cette île : intelligence, humour, charme, élégance. De telles îles se font rares, de telles rencontres se font encore plus rares...

Jean d'Ormesson, on vous dit "optimiste", ne seriez-vous pas plutôt un "optimiste nostalgique"

Jean d'Ormesson : Je suis un optimiste de tempérament. Même si dans certains domaines je suis assez pessimiste je crois que l'avenir est porteur d'espérance, que les choses changent, que si l'on regarde de plus loin l'avenir, il prend un sens différent, il me semble qu'à beaucoup d'égards nous sommes dans une situation comparable à celle de la fin de l'Empire Romain... Pour ceux qui vivaient à cette époque c'était difficile, c'est très difficile à vivre pour nous, mais en même temps ce sont les racines d'un renouveau, qui peut mettre cependant un, deux, trois siècles à se préciser ! A la fin de l'Empire Romain, il a fallu cinq ou six siècles avant de renaître... Vous savez, on a pu dire de toutes les époques qu'elles étaient des tournants, mais il semble qu'en notre temps les choses se soient accélérées. On nie beaucoup que nous vivions une époque de déclin, je crois qu'il est difficile pourtant de ne pas constater que la France, disons même l'Occident, sont dans une période de déclin...

Comment expliquez-vous le déclin culturel de la France ?

Jean d'Ormesson : La France en 1935 était la première puissance militaire, la langue française régnait sur le monde, en Amérique les gens cultivés parlaient le français, en Asie aussi. Je crois que c'est une illusion de penser qu'on puisse briller par la culture quand on ne brille pas par la puissance, on vous citera la Grèce, mais la Grèce était la principale puissance à son apogée, la preuve c'est que cette toute petite démocratie athénienne a réussi à vaincre l'Empire Perse, des millions et des millions d'hommes; au Vème siècle, elle était l'une des grandes lumières de l'humanité, à la tête de la culture mondiale mais aussi à la tête de la puissance maritime, un des pays les plus riches du monde... On peut dire que la France n'est plus un pays des plus peuplés, qu'elle n'est plus le plus riche, qu'elle est très loin d'être le pays le plus puissant et que la langue française suit le déclin militaire et économique. Nous assistons à un grand chambardement du monde, c'est peut-être pour cette raison que je suis plus européen que Jean-Marie Rouart, je me dis que les choses étant ce qu'elles sont peut-être que le génie français sera préservé dans un ensemble plus fort, s'il réussi à se faire, ce qui va être très difficile. Si l'on continue à se battre seuls avec des moyens diminués, en effet je suis assez pessimiste. Une des vérités de notre temps c'est que pendant longtemps en Occident les enfants vivaient comme leurs parents, depuis la Renaissance, encore bien plus depuis les Lumières, encore davantage depuis la Révolution et le XIXème siècle, nous disions : "Nos enfants vivront mieux que nous", vivront mieux matériellement, plus agréablement, eh bien, même matériellement, nous disons aujourd'hui "Nos enfants vivront peut-être moins bien que nous" alors que d’autres régions du monde, le monde arabe, la Chine surtout, se disent "Nos enfants vivront mieux que nous". Nous sommes donc dans une situation difficile. Moralement, alors là je suis persuadé qu'il n'y a jamais eu aucun progrès, il y a eu un progrès matériel, dans la science, mais vous savez bien qu'il n'y a pas de progrès moral, qu'on n'oserait dire que l'art moderne c'est mieux que l'art antique ! Et que personne n'ira dire que nous sommes plus intelligents qu'Aristote ou Saint Augustin !

J'ai connu une enseignante qui donnait à étudier « du Marc Lévy » à ses élèves ! Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Jean d'Ormesson : C'est très difficile de lutter contre le changement des normes ! Je vous donnerai l'exemple de ma petite fille qui est pourtant dans une école très bien... l'autre jour on lui a donné La chèvre de Mr. Seguin d'Alphonse Daudet « à mettre en langage courant » déjà c'est étonnant comme démarche ! Il y avait écrit « C'était un spectacle ravissant » ma petite fille me demande de l'aider, je lui conseille de remplacer « ravissant » par « merveilleux » eh bien, d'après le corrigé il fallait écrire « super » ou « trop » c'est un spectacle « trop » ! Les enseignants doivent retrouver leur rôle celui de « passeur » Une chose est frappante, on n'apprend plus de textes par cœur, j'ai encore connu il y a trente ou quarante ans des gens comme Genevois, Pagnol, qui savaient des actes entiers de Corneille, de Racine, moi je sais quelques scènes, la plupart de mes confrères, même les plus doués ne savent plus de textes, c'est même ce qui fait que j’ai publié « Et Toi mon cœur pourquoi bats-tu ». L'appauvrissement du langage fait qu'il devient impossible pour un étudiant de lire Rabelais, on réécrit Rabelais, et nous ne sommes pas loin du moment où l'on ne comprendra plus Corneille !

Nous vivons une époque violente, physiquement et intellectuellement...

Jean d'Ormesson : Toutes les époques ont été violentes, vous savez la chute de l'Empire Romain, la Guerre de cent ans, ne devaient pas être très drôles ! Ce qui me frappe dans notre société c'est l'hypocrisie, jamais on a autant défendu les droits de l'homme, parlé de la paix et jamais la violence n'a été aussi forte, nous vivons une époque de chantage, la prise d'otage est quelque chose de nouveau dans le monde. Avant en temps de guerre on massacrait les gens, beaucoup de gens, mais il n'y avait pas ce chantage hypocrite. Il n'y a plus de guerres déclarées, c'est le monde entier qui est pris en otage, ça c'est un fruit de la révolution, c'est la révolution qui a déclaré la nation en armes et n'a plus fait de différence entre les militaires et les civils. Nous luttons en France durement contre le terrorisme mais une des racines modernes du terrorisme c'est la France ! C'est la Terreur sous la Révolution, un des premiers génocides des temps modernes est celui de la Vendée. Tout cela n'est pas très clair... on nous dit qu'il faut condamner les turcs en Arménie mais on n'a toujours pas condamné le génocide vendéen....

Vous avez dit un jour à la télévision (le lieu n’est sans doute pas un hasard !) ne plus croire à la postérité en raison de « l’effondrement » de la culture...

Jean d'Ormesson : A plusieurs époques on a cru que la culture était menacée, une de ces époques est la nôtre, la culture est menacée par ce qui est censé la servir... par la télévision, par la radio, par les hommes politiques aussi. On peut dire que le monde des images tend à remplacer le monde de l'intelligence et des mots, mais ce n'est pas la première fois; lorsqu'on a inventé l'imprimerie au XVème siècle bien des voix se sont élevées : « c'est la fin de la culture » et encore mieux, dans Platon il y a des textes extrêmement intéressants où il dit que l'invention de l'écriture est la fin de la culture... C'est vrai que la culture change mais je ne crois pas que l'homme devienne moins intelligent. Vous avez dans une ville qui peut être Nice, Monaco, New York, Paris, plus de savants qu'il n'y en a jamais eu dans toutes les époques écoulées et on peut dire je crois, qu'un enfant de 8 ans qui est évidemment moins intelligent qu'Aristote ou Saint Augustin, en sait plus sur l'univers, sur la vie, qu'Aristote ou Saint Augustin !

Jean d'Ormesson, aujourd'hui, un écrivain doit-il venir parler de son livre dans une télévision délétère, mercantile, de plus en plus vulgaire ?

Jean d'Ormesson : On me l'a beaucoup reproché, comme je l’ai écrit «Les honneurs, je les méprise, mais je ne déteste pas forcément ce que je méprise !.» C'est un dilemme car depuis le départ de Pivot, il n'y a plus vraiment d'émissions littéraires. Bernard Pivot a fait beaucoup pour la lecture, il n'a pas été remplacé... Aujourd'hui, un livre qui n'est pas présenté à la télévision est un livre perdu... mais on peut dire aussi qu'un livre qui est présenté à la télévision est un livre « menacé », parler de Corneille, Racine, Nerval, entre Lara Fabian et un coureur cycliste vous savez c'est difficile ! Julien Gracq a toujours refusé, Le Clezio n'y va pratiquement pas, mais comment fait-on si l'on veut toucher les jeunes ? Etre tout simplement lu ? On est pris dans des paradoxes avec les medias, on doit tout surveiller, ce qu'on dit, ce qu'on fait, même sa mort ! Jules Romains à qui j'ai succédé à l'Académie Française est mort un 14 août au soir, le 15 août personne ne lit les journaux ! Dieu sait si j'ai aimé Piaf, mais il faut bien dire que la mort d'Edith Piaf a étouffé la mort de Jean Cocteau ! Il a déjà été victime des médias ! Alors, si possible faites qu'on ne meure pas un 15 août, si possible pas le week end, et si possible pas le même jour qu'un chanteur Rock ou d’un candidat de la "Star Ac" ! Désormais, si on me demande « Qu'est-ce que vous attendez, Jean d'Ormesson, de la vie ? » je répondrai : « J'espère ne pas mourir le même jour qu'un rocker ! » (NDLR ironie du sort c’est ce qui arrivera le 5 décembre 2017 !)

NDLR : Cet entretien a été réalisé lors de la remise par la ville d'Antibes-Juan-Les-Pins du « Grand Prix Littéraire Jacques Audiberti » à Jean d'Ormesson, grâce à la complicité de Pierre Joannon, Consul d'Irlande, écrivain, fondateur du « Prix Jacques Audiberti »

* Ed. du Toucan
** Ed. Robert Laffont
Paru dans le Magazine « La Principauté»

Photo à la Une : © Éditions Gallimard