Publié le 05/02/2021

Exile on main street : Il y a cinquante ans, Villefranche-sur-Mer était le centre de la planète Rock

Il y a cinquante ans, depuis les hauteurs de Villefranche-sur-mer, dans le ventre de la Villa Nellcôte, un monument de l’histoire du Rock’n roll s’apprêtait à voir le jour. Pendant neuf mois, les Rolling Stones, emblème du terrible triptyque « sexe, drogue et Rock’n roll », allaient composer et enregistrer ce que de nombreux fans et exégètes considèrent comme le plus grand album de la bande des « Glimmer twins » : Exile on Main Street.

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La naissance du plus grand album rock de tout les temps : Exile on main street. Villefranche-sur-Mer, sa citadelle Saint-Elme du XVIe siècle, sa « rue obscure », sa chapelle Saint-Pierre décorée par Jean Cocteau, son église Saint-Michel, son Port royal, son soleil, ses pêcheurs… La carte postale d’un village côtier des Alpes Maritimes typique. La vie y est douce et paisible et elle semble l’avoir toujours été, sous le soleil bienveillant d’une Provence, ancrée dans son histoire et ses traditions remontant aux temps les plus reculés.

Pourtant, il y a cinquante ans, des hauteurs de la commune, dans le ventre de la Villa Nellcôte, un monument de l’histoire du Rock’n roll s’apprêtait à voir le jour. Pendant neuf mois, les Rolling Stones, emblème du terrible triptyque « sexe, drogue et Rock’n roll », allaient composer et enregistrer, dans un chaos sans précédent, ce que de nombreux fans et exégètes considèrent comme le plus grand album de la bande des « Glimmer twins » : Exile on Main Street.

Villefranche-sur-Mer, berceau d'Exile on main street, l’album le plus américain d’un groupe anglais

À l’écoute des 18 titres de l’unique double album de la discographie des Stones, Exile on Main street semble directement sorti des plus grands studios américains (de tous les plus grands studios américains). Exile on Main street est le syncrétisme des sons de la Stax à Memphis, de Chess Records à Chicago, de la Motown à Detroit, des lieux emblématiques de la Country tel le Grand Ole Orpy de Nashville et des juke joints les plus délabrés du Mississippi. Lors de sa sortie, le 12 mai 1972, aucune autre production musicale n’avait autant compilé l’âme de la musique US.

Il faut, cependant, rappeler que les Stones sont de purs produits anglais, et « so british » en ce qui concerne Charlie Watts (batterie) et Bill Wyman (basse). De surcroît, ce morceau de la grande épopée du rock est né en Provence, au milieu des citronniers, des vignes et des oliveraies, au pays de la socca, du Pan bagnat, de la Tropézienne… Pas le moindre champ de coton à l’horizon, point de route interminable traversant des déserts sans fin, aucun mage pratiquant le vaudou (oui, je sais, on a les vaudois, mais c’est une « notre » histoire).

© Dominique Tarlé / la Galerie de l'Instant

Pourquoi Villefranche-sur-Mer ? Pourquoi le sud de la France ?

Le fisc britannique est aux trousses des rockers. Il y a eu des négligences déclaratives (la phobie administrative existe aussi chez les Rock-stars, c’est un classique.). Les Stones doivent donc régulariser leur situation. Ils découvrent alors (phobie administrative oblige) que la taxe s’élève à 93 % de leur revenu. L’exil fiscal est un réflexe de survie. Charlie Watts et Bill Wyman se résignent à la fuite, à contre-cœur, trop attachés à la culture britannique, à la Bird’s Custard, au Branston Pickle, au Picalilli ou à leurs marques de thé préférées, introuvables en France. Mick Jagger et Keith Richards, quant à eux, sont inquiets à propos des conséquences sur leurs affaires. Quitter le royaume pour des raisons fiscales pourrait avoir un impact négatif sur leur fan base. La presse anglaise crie au scandale en dénonçant « the Exile » financier (vous voyez le jeu de mot avec le titre de l’album ?).

Les Beatles, leurs seuls concurrents réels, viennent d’imploser. La presse internationale s’attend à ce que les déboires financiers des Stones les mènent au même funeste destin. Enregistrer un album d’anthologie au succès fracassant, montrer au monde, avec panache, que les Stones sont encore debout, est la seule issue possible.

Tout d’abord, les Stones ont besoin de se poser. Ils recherchent un refuge. La France, est le lieu idéal. Leur succès n’est pas comparable à celui qu’ils connaissent aux États-Unis. Ils espèrent pouvoir y vivre à l’abri des hordes de vautours guettant leur chute. Le groupe se disperse, avec femmes et enfants, dans le sud de l’hexagone, un peu à la façon d’un gang qui doit se faire oublier après un mauvais coup. Bill Wyman s’installe à Mougins Mick Jagger à Biot, Charlie Watts dans les Cévennes et Keith Richards à Villefranche-sur-Mer, à la Villa Nellcôte, un manoir luxueux de 16 chambres. L’emplacement est idéal, entre l’Italie et Marseille. Keith, en pleine addiction à toutes formes de drogues, est comme un enfant qui débarquerait à Eurodisney.

Outre l’espace, la Villa Nellcôte est isolée. Elle est entourée d’un parc d’un hectare, couvert d’une importante variété d’arbres. Sur les hauteurs de Villefranche-sur-Mer, elle n’est accessible que par une unique route ou la mer. C’est donc le lieu idéal pour préparer et enregistrer Exile on Main street.

Autre avantage, Keith Richards, entre deux fix, sera plus disponible.

Exile on Main street, le plus grand album des Rolling Stones, né dans le chaos et la démesure

À partir du mois d’avril, les musiciens du groupe, les musiciens additionnels, les techniciens, envahissent la villa. Chacun arrive avec sa famille. Des enfants, nombreux, courent dans tous les sens, pendant que les parents s’envolent dans des nuages de fumées ou de poussières illicites, au milieu des bouteilles vides, tout au long des journées, jusqu’au 30 novembre 1971.

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© Dominique Tarlé / la Galerie de l'Instant

30 à 50 personnes cohabitent dans ce Capharnaüm. Durant neuf mois, Villefranche-sur-Mer est le centre du monde Rock. La villa voit défiler Eric Clapton, John Lennon, Ringo Star, Paul McCartney et tant d’autres étoiles… Avec femmes et enfants.

Et que dire des noces de Mick Jagger et Bianca Perez-Mora Macias, le 13 mai 1971, à Saint-Tropez ? Un défilé de célébrités qui rivalise avec les plus grands festivals officiels. Tout ce beau monde se retrouve à Nellcôte.

Le chaos sera tel, qu’un soir d’octobre, alors que le manoir est plein de convives, d’enfants et de musiciens dans chaque coin, des petits malins s’introduisent dans la villa, sans difficultés, et emportent neuf guitares de Keith, une basse de Bill et le saxophone fétiche de Bobby Keys.

La gestation de l’album se déroule dans les caves, humides, insalubres. Le camion-régie est stationné dans le parc. Des centaines de mètres de câbles traversent la somptueuse demeure pour courir jusqu’à la table de mixage. Il n’y a aucune règle, aucune direction artistique, aucune méthode. Les Stones jouent, improvisent, développent des thèmes, durant des heures, la nuit, tantôt le groupe entier, tantôt en binôme ou trinôme. Les enregistrements débutent en juillet. On enregistre les mêmes titres jusqu’à 20 prises. Les tensions et frictions sont légions et l’addiction de Keith n’arrange rien. Mais les Stones sont un roc (jeu de mots un peu facile, je vous l’accorde), seule leur musique compte. D’ailleurs dans Torn and frayed, Jagger chante un individu un peu perdu, ombre de lui-même. Mais il faut rester confiant, il finira, de gré ou de force, par descendre à la cave, parce que le musicien qui est en lui s’impatiente. L’allusion à Keith, ne fait pas de doute.

Des centaines d’heures de prises de son s’accumulent et les titres se multiplient avec une matière prometteuse. Le 30 novembre, la tribu quitte Nellcôte pour Los Angeles où Exile on Main street sera mixé au Sunset sound studio. Sa sortie et la tournée qui suivront connaîtront un véritable triomphe international.

Des titres évoquent la drogue et le sexe, d’autres les amours étouffants, le jeu, un road-trip ou la fête.

On peut retrouver la Provence dans Sweet Virginia quand la chanson célèbre le vin et la douceur des fruits californiens. La méditerranée se cache peut-être entre les lignes de Soul survivor, allégorie d’une relation amoureuse tumultueuse à travers une sortie en mer périlleuse. Le séjour à Nellcôte est, en effet, propice aux balades en bateau. Dans Loving cup, Mick raconte la vie d’un paysan qui travaille sa terre sur ses collines. Le texte, à la façon du Cantique des cantiques est d’une grande sensualité et on comprend rapidement qu’il n’est pas question de la terre, mais du corps d’une femme. Les collines sont peut-être celles de l’arrière-pays.

Dominique Tarlé, témoin privilégié d’une page majeure de l’histoire du Rock et souvenir d’un Keith Richards pas si « bad boy » que ça

Les Rolling Stones ne reviendront plus à Nellcôte et Keith renoncera finalement à acheter la propriété. Il y a très peu de documents filmés de cette page d’histoire du rock. En revanche, il existe de nombreuses photographies. La majorité d’entre elles est de Dominique Tarlé. Il a 22 ans en 1971 et a déjà photographié les Rolling Stones à plusieurs reprises. En avril 1971, il obtient de pouvoir faire des clichés du repaire le temps d’une demi-journée. À la fin de l’après-midi, Keith l’invite à rester et à poursuivre son travail… pendant les six mois à venir. Il est le témoin privilégié de ce temps qui s’est suspendu. J’ai eu la chance de m’entretenir avec lui au téléphone pour rédiger cet article.

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© Dominique Tarlé / la Galerie de l'Instant

Il garde le souvenir d’un Keith Richards accessible, ouvert aux autres. Dominique se rappelle que Keith se levait aux alentours de 7 h 30, il préparait Marlon, son fils âgé de deux ans, le faisait déjeuner et lui consacrait la matinée. Suivaient, ensuite, des promenades, à pied, en bateau, en voiture. Keith tenait à ce que Marlon tire profit de ce séjour dans le sud de la France. Dominique sera régulièrement invité à suivre le père et le fils Richards dans ces instants de flânerie intimes.

Keith était curieux de tout. Il se laissait aborder facilement en étant toujours très aimable, loin de cette figure de mauvais garçon qui lui colle toujours à la peau.

Dominique se souvient que les portes de la Villa étaient ouvertes en permanence. Souvent, l’après-midi, était l’occasion de rencontrer la jeunesse locale qui squattait les jardins de Nellcôte et de leur jouer quelques chansons.

Keith recruta ainsi, parmi eux, Jacques, le cuisinier de Nellcôte. Il deviendra « Fat Jack ».

Je remercie chaleureusement Dominique Tarlé pour ces clichés qui ont alimenté mon imaginaire d’ado, prétendant Rock Star, à une époque où Google image n’existait pas. Il fallait se contenter des quelques revues papier disponibles. Et toutes diffusaient régulièrement les photographies de Dominique.

Photo à la Une : © Dominique Tarlé / la Galerie de l'Instant