Publié le 09/11/2020

Aude Extrémo, mezzo-soprano : “chanter c’était comme quelque chose en moi”

Carmen, se jouera bien à l’Opéra de Monte-Carlo, les 20 et 22 novembre prochains malgré toutefois des conditions particulières suite à ce deuxième confinement en France. En accord avec la Principauté de Monaco, l’opéra a décidé d’offrir aux Monégasques et aux résidents la possibilité d’assister gratuitement à ces deux représentations. Le rôle de Carmen est confié à la mezzo soprano Aude Extrémo qui partage avec nous, avec beaucoup de naturel, ses impressions et son appréhension avant d’entrer en scène à l’opéra Garnier.

Aude Extrémo mezzo soprano

Dans cette version opéra adaptée de la nouvelle de Prosper Mérimée, le rôle titre est confié à la mezzo-soprano Aude Extrémo, que nous avons interviewée par téléphone peu avant l'annonce gouvernementale des nouvelles conditions sanitaires.

Cette interview s'inscrit dans la positivité grâce à une artiste pétillante, joyeuse et dans le partage d'une empathie communicative. Aude Extrémo a chanté de nombreuses fois Carmen en concert lyrique, mais c'est la première fois qu'elle interprètera l'oeuvre en version opéra. Confiante car elle connaît aussi le travail du metteur en scène et la sensibilité de Jean-François Borras (Don José), elle vit le moment présent et respire ce qui lui est offert sur son chemin, à la manière de Carmen.

Rencontre avec Aude Extrémo, elle est Carmen

 "Carmen est une fille qui tombe amoureuse comme elle respire" Jean-Louis Grinda metteur en scène

"Beaucoup de joie de remonter sur scène, après cette période de silence. C’est une grande chance". Aude Extrémo

Carmen une femme libre, indépendante qui nous inspire toutes … Quel est l’écho qui résonne en vous ? Comment ressentez-vous cette prise de rôle titre ?

Aude Extrémo : Je le ressens de plus en plus fort. J’ai déjà chanté Carmen en concert lyrique, mais c’est la première fois que je vais le jouer dans un opéra. Je le travaille beaucoup.
 Je dois dire qu’elle m’inspire énormément. C’est, non pas la caricature de la femme dominatrice et libre dans le sens où elle irait contre l’homme ou contre la domination. Elle n’est pas en réaction avec quelque chose, elle est juste différente. Elle est féministe, parce qu’elle a juste décidé d’être elle même.

Rien n'y fait menace ou prière,
L'un parle bien, l'autre se tait,
Et c'est l'autre que je préfère,
Il n'a rien dit mais il me plaît.

J’ai chanté 50 000 fois cet air de l’Habanera, mais en travaillant ce rôle pour l’opéra, ça m’a frappée, parce que je me suis dit « Carmen est très effrayante parce qu’elle est complètement imprévisible » L’homme, qui n’est pas la caricature de l’homme, qui ne demande rien, qui n’exhibe rien, qui ne joue pas l’homme, (l’homme espagnol de cette époque là est peut-être un peu dominateur). Carmen préfère celui qui n’a l’air de rien parce que simplement, il lui plaît.
 Et je me dis que c’est profondément angoissant pour un homme qui voudrait la dominer, la séduire, parce qu’elle ne va suivre que ce qu’elle ressent, et cela n’a aucune importance que ce soit dans les clous, ou que ce soit à côté. Elle n’y pense même pas.

Elle vit le moment présent ?

Aude Extrémo : Oui tout à fait. Il n’y a pas de projection, il n’y a pas d’ambition quelque part, de quoi que ce soit.

C’est peut-être cela la définition de l’amour, ne pas se poser de questions ?

Aude Extrémo : Oui, mais parfois en ne se posant pas de questions, on est juste dans un conditionnement que l’on continue. On ne va pas se poser de questions et puis finalement, on va choisir un homme de notre classe sociale, de notre conditionnement, et continuer à vivre une vie que l’on nous a appris à vivre. 
Je ne sais pas si Carmen ne se pose pas de questions, mais dans tous les cas, elle laisse un vide qui permet d’être très attentif à soi et de suivre ça. Oui dans ce cas là, je suis d’accord.

Est-ce que la mise en scène vous permet de ressentir plus profondément les émotions de Carmen et d'entrer en immersion avec le personnage ?

Aude Extrémo : Oui, bien sûr. Ç’est exactement une immersion, et ça permet de s’ouvrir dans le jeu, de jouer à fond. Il y a les costumes, du monde autour. Se laisser aller à se surprendre soi-même et de rentrer complètement dans l’histoire.

Quelles sont les femmes qui vous inspirent ? Y êtes-vous sensible ?

Aude Extrémo : Oui … Il y a des femmes qui m’inspirent. Je vais récapituler dans ma tête ! (elle rit)
Depuis quelques années, il y a une femme qui m’inspire énormément, c’est la pianiste Martha Argerich, parce que justement je trouve qu’elle a quelque chose comme ça : une forme de liberté, une forme de pensée particulière, de ce que j’ai vu dans ses interviews.
 J’ai été aussi beaucoup inspirée par Lou Andréas-Salomé. Une femme très particulière pour son temps, qui s’est mariée avec un homme, avec qui je crois, elle n’a jamais eu de relations, qui était une philosophe, qui s’est jetée dans la psychanalyse. Une femme qui n’a pas fait du tout ce que l’on pouvait attendre d’une femme à cette époque là, en général. 

Je suis inspirée mais j’oublie. Je ne suis pas une fan. Ce sont des présences qui restent dans un coin de ma tête, mais je ne m’identifie pas. C’est pour cela que j’ai du mal à en nommer beaucoup !
 Il y a plein d’être humains très inspirants autour de nous, de maintenant ou du passé, mais j’essaie de ne pas trop voir la vie à travers des grilles. C’est facile quand on aime la parole de quelqu'un de voir toute la vie à travers ce prisme. Il y a une infinité de paroles, et finalement, j’essaie de privilégier autant que possible parce que ce n’est pas si facile, un contact direct avec les choses qui viendraient de moi.

Pour revenir au rôle de Carmen que vous aller interpréter à l’Opéra de Monte Carlo, quelles différences voyez-vous dans l’interprétation du langage corporel et des émotions, mais aussi entre une mise en scène d’opéra et un concert lyrique ?

Aude Extrémo : Je fais le travail; obligée de lire la nouvelle bien évidemment, qui est assez différente du livret de l’opéra. Elle donne une dimension un peu plus profonde, plusieurs dimensions qui peuvent inspirer. La Carmen de Mérimée n’est pas tout à fait la même que celle de l’opéra de Bizet.
 Ce que vous avez dit sur le corps, c’est exactement ça en fait. J’essaie beaucoup de travailler sur le corps. Quand on chante, on travaille son corps. Quand on travaille des phrases, il y a tout un tas d’émotions qui viennent un peu d’elles-même, à force de tourner les choses dans tous les sens, d’essayer de dire les choses de manière différente, de créer plusieurs personnages pour pouvoir piocher dedans après, en fonction de ce qui va être demandé par le metteur en scène, par Jean-Louis Grinda. Ça aussi c’est inspirant, car il a une vision qui complète la mienne.
 La présence du corps lui-même, j’essaie de travailler des postures. J’ai commencé à apprendre à danser le flamenco, car je ne le danse pas du tout ! Je trouve important de laisser exprimer par le corps, des choses dont j’aurais parfois conscience et parfois non. Avoir deux palettes possibles, et quand ça va venir, le laisser venir, que ça passe par moi.

Comment êtes-vous venue au chant ? On a dû vous poser cette question 10 000 fois, mais pour moi, c’est une première !

Aude Extrémo : (Elle rit) C’est normal ! Il s’est révélé qu’à âge de 10 - 11 ans, j’ai décidé que j’allais être chanteuse. C’est un peu particulier, car à priori, ça ne vient de nulle part. Je ne suis pas du tout issue d’une famille de musiciens, ni de chanteurs. Je ne connaissais pas du tout l’opéra. J’ai vu mon premier opéra à l’âge de 20 ans. J’ai fait de la danse très tôt. Je ne sais pas si c’est pour cela ou pas, mais la musique à pris une place de plus en plus grande dans ma vie.Je n’ai pas appris d’instrument de musique (en fait si mais beaucoup plus tard dans ma vie). J’ai décidé de devenir chanteuse toute le temps de mon adolescence et chanteuse d’opéra vers l’âge de 19 ans. J’ai commencé à prendre des cours et suis entrée au Conservatoire de Bordeaux à 20 ans.
 Je me suis lancée à corps perdu dans tout cet apprentissage. C’était un énorme travail car j’ai dû tout assimiler à l’âge adulte !
 Je ne saurais pas expliquer comment j’y suis venue, mais c’était comme quelque chose qui était en moi . C’est ça que je devais faire et j’en étais vraiment persuadée.

Vous écoutiez de l’opéra quand vous étiez jeune ? Enfin, pardon, pendant votre adolescence !!

Aude Extrémo : J’ai bien compris ! (rires) J’ai découvert l’opéra parce que je voulais chanter. Ce n’est pas parce que j’ai écouté de l’opéra que je voulais apprendre à chanter. C’est parce que j’ai voulu chanter que l’on m’a dit : « peut-être tu devrais prendre des cours de chant lyrique parce que c’est la base d’une technique qui peut toujours te servir pour tous les styles ».
  C’est en apprenant à chanter du lyrique que j’ai découvert ce monde-là. Je me suis passionnée pour l’opéra à travers mon expérience de chanteuse. J’ai été chanteuse avant d’être auditrice. C’est là que j’ai découvert ce monde infini. Je ne connais pas encore tous les opéras qui existent. C’est après que je me suis familiarisée avec cet art-là. Ça s’est fait en même temps en fait.

Est-ce que les histoires d’opéra, que vous avez interprétées jusqu’à présent, qui reflètent quelque part la Société, ont participé à votre réflexion de grandir, de murir en tant que femme ?

Aude Extrémo : Oui ça s’est fait également en même temps, parce que évidement l’opéra, ce sont des histoires très humaines, de jalousie, d’amour, de pouvoir. C’est l’histoire de l’homme depuis toujours …
 Je l’ai abordée en même temps que la vie finalement. À 20 ans, on commence sa vie solitaire, à devenir indépendant. Et je constate que l’on comprend mieux les choses en les ayant vécues.
La vie permet de se connecter aux émotions du théâtre, et parfois dans la vie, on se dit, « tiens il parlait de telle chose dans l’opéra, je reconnais ! » Ça se fait un peu dans les deux sens …

L’opéra reflète la plupart du temps des histoires tragiques avec des histoires d’amour complexes. Arrivez-vous à mettre une barrière entre l’artiste et la femme que vous êtes ?

Aude Extrémo : Entre l’artiste et la femme, pas vraiment, parce que je vis avec mon art en permanence depuis des années, et cela ne me pose pas de problèmes . Mais par contre, je ne suis pas envahie par mon personnage en tant que tel, parce que dans l’opéra, il y a cette distance naturelle qui est la performance vocale. La voix prend toute la place. On se demande au quotidien « est-ce que ma voix va bien, est-ce que moi je vais bien, est-ce que tout va bien, est-ce que je vais pouvoir chanter ? » Quand on ressent des émotions très puissantes sur scène, et je trouve que le sens de ce métier, pour moi c’est au moment où l’on se laisse complètement traverser par quelque chose, et que tout le monde le ressent, c’est vraiment très magique. Mais il y a toujours ce petit point de réel que l’on ne peut pas oublier : il faut tenir tout l’opéra, il faut être endurant, il faut avoir le corps en bonne santé, il faut être conscient de tout ce que l’on fait. On ne peut pas se laisser complètement absorber par une psychologie du personnage parce que l’on doit avoir cette exigence qui fait que que l’on doit être toujours connecté à soi, savoir où l’on va, si tout va bien. C’est un peu sportif comme approche.

Et pour vous ressourcer, que faites-vous ? J’ai vu sur votre page Facebook que vous faisiez du vélo d’appartement, et que vous chantiez Carmen sur une musique pop !

Aude Extrémo : Oui !! Pendant le confinement ça m’a bien défoulée ! Je fais du sport quotidiennement. C’est une hygiène de vie que j’ai depuis presque toujours. Je trouve que ça fait beaucoup de bien à tous les niveaux, physiquement, mentalement. Je fais beaucoup du yoga, du tai chi, des choses qui sont dans le mouvement. Ça aide beaucoup sur scène pour pouvoir habiter son corps, se calmer, gérer ses émotions. Pouvoir méditer, pouvoir être très attentif à ce qu’il se passe, sans partir dans un marasme mental ou une panique quelconque.
 Tout cela est très important pour chanter et pour vivre, je trouve aussi, parce qu’être un être humain, c’est très angoissant en soi !! Sinon, je n’ai pas de hobbies particuliers. Parfois je lis, parfois je dessine, je vois des amis, j’aime le contact qui est un peu particulier lui aussi en ce moment !!!

Vous allez voir des spectacles d’opéra ou pas du tout ?

Aude Extrémo : Ça m’arrive. Pas si souvent que cela, parce que quand je travaille, je n’aime pas du tout aller voir d’autres qui chantent. Cela me stresse et ça m’envahit. J’ai besoin d’être très relâchée . Je vois tout, je ressens tout, j’ai peur pour les collègues. C’est un investissement pour moi d’aller voir un opéra. Je ne suis pas juste spectatrice. Mais j’y vais bien sûr parce que c’est beau, et c’est intéressant de voir de l’autre côté, de voir les choses qui marchent ou qui ne marchent pas en étant pur spectateur. On ne s’en rend pas vraiment compte en étant sur scène. C’est important de voir les deux côtés.

Quel est pour vous l’idéal de l’amour ?

Aude Extrémo : L’idéal de l’amour ? En fait je crois que si il y a un idéal, il ne peut pas y avoir d’amour. Si il y a un idéal, il y a une idée préconçue de ce que ça devrait être. Et donc je crois qu’à partir de là, on ne peut pas vraiment être en contact avec la personne. On ne peut pas l’aimer, on ne peut pas se laisser aimer si on a une idée de ce que l’on devrait être, de ce que devrait être l’autre et de comment ça devrait marcher .

Et quelle est votre définition du bonheur ?

Aude Extrémo : C’est un peu la même que pour l’amour, parce que justement, je crois que si on a une définition du bonheur, on se force à certaines choses et on passe à côté d’autres choses. Je pense que la vie est beaucoup plus mystérieuse qu’une définition. On ne sait pas ce qui va être un bonheur prochainement. Ça peut être n’importe quoi. Et de se dire, je veux cette vie-là pour être heureux, c’est pas possible. Si on vit quelque chose, on va forcément louper autre chose. Encore une fois, si on a une idée préconçue du bonheur, je ne crois pas que l’on puisse le goûter quand il vient. On va être déçu et tellement être en recherche de quelque chose qu’on ne va pas le voir. Je trouve que Carmen est très comme ça. Ce qui me touche beaucoup dans ce personnage, c’est le ciel ouvert, la vie rentre. On ne sait pas trop ce qu’il va se passer et justement, c’est ça qui est palpitant et qui peut ouvrir plein de portes.