Publié le 01/02/2024

Roberto Saviano, le sacrifice d’une vie

À l’occasion des « Nuits de la lecture », le Mucem dédiait le week-end du 20 janvier dernier, un grand moment de littérature avec au programme : des rencontres avec Roberto Saviano et Sorj Chalandon, le tournage exceptionnel de l’émission La Grande Librairie présentée par Augustin Trapenard. Rencontre avec Roberto Saviano, journaliste et écrivain d’investigation italien, connu pour avoir dénoncé les milieux mafieux dans ses écrits et articles, en particulier dans son livre Gomorra.

Que devient Roberto Saviano ? Histoire du journaliste italien sous protection dernier livre

Roberto Saviano au Mucem © Danielle Verna Dufour

Samedi 20 janvier 2024, un grand entretien avec Roberto Saviano, animé par Christophe Ono-dit-Biot, directeur adjoint de la rédaction Le Point, s’est déroulé au Mucem, dans un auditorium comble. Cette  rencontre remarquable a été programmée  à l’occasion des « Nuits de la Lecture » et dans le cadre de l’ouverture de l’exposition permanente ‘Populaire ?’ marquant, entre autres évènements, l’anniversaire des 10 ans du Mucem.  

Roberto Saviano, écrivain et journaliste : la dignité de vivre

Courage civique et Transmission

De Gomorra à ZeroZeroZero

Par ses investigations sur la mafia et le crime organisé, par ses prises de parole politiques, Roberto Saviano incarne le courage civique. En puisant dans sa propre expérience, il s'adresse aujourd'hui aux générations futures, les incitant à s'exprimer, à s'engager. Nuit et jour, 24 heures sur 24, et ce depuis près de 20 ans, Robert Saviano est escorté et vit sous protection car la mafia napolitaine, la Camorra, a lancé un contrat sur sa tête. De Gomorra à ZeroZeroZero, Roberto Saviano, né en 1979, est un écrivain et journaliste napolitain surtout connu pour son livre Gomorra. Voyage dans l’empire économique et dans le rêve de domination de la Camorra, publié par Mondadori en 2006. Un début exceptionnel avec plus de quatre millions d'exemplaires vendus, traduits en 52 langues et qui a fait l’objet d’adaptations au théâtre, au cinéma et en série télévisée. Depuis son premier livre, l'auteur a concentré sa production littéraire sur le monde du crime organisé, tant en Italie qu’en Europe et qu'au niveau international.

© Danielle Verna Dufour

« Témoigner c’est apporter avec son corps la preuve de ce qu’on affirme » 

Un écrivain écrit avec sa tête mais aussi avec son corps. Roberto Saviano affirme d’ailleurs « Témoigner, c’est apporter avec son corps la preuve de ce qu’on affirme. » Quand Christophe Ono-dit-Biot demande à Roberto Saviano à quoi ressemble sa vie dans ce corps, 17 ans après la sortie de Gomorra, ce corps qui est toujours menacé, Robert Saviano répond :

« Quand on finit sous protection, on perd son corps. »

« Quand on finit sous protection, on perd son corps. Ton corps est observé, exilé. A cela s’ajoute le succès qui manipule ton corps parce qu’il le soumet systématiquement aux jugements des autres. Ton corps doit être en tutelle, il doit être protégé, mais pour le faire, on t’enlève la vie. Souvent, il m’arrive de penser, il vaut mieux risquer de mourir, ou il vaut mieux être blessé plutôt qu’hypothéquer ta propre mort, plutôt qu’être vivant, mais dans quelle vie ? Etre intellectuel signifie témoigner en ce qui concerne tes propres batailles. On ne peut témoigner de toutes les batailles, mais celles que tu choisis, tu témoignes d’elles avec ton corps. Cela signifie, en payant le prix fort. Par exemple, quand tu signes, tu y mets ton corps, tu en prends la responsabilité. Témoigner, pour moi, signifie porter mon corps dans mes paroles. Bref, cela signifie être jugé, s’exposer à une procédure judiciaire, rien d’autre. » 

Un coup de pub pour Giorgia Meloni

« J’ai été condamné pour un commentaire fait au Président du Conseil des Ministres d'Italie, Giorgia Meloni, et au Vice-Président du Conseil. Après avoir vu une vidéo dans laquelle une femme réclamait son fils noyé en mer, j’ai dit : ‘’Comment peut-on définir ces voyages ‘Croisières’, bâtards ! C’est votre opinion politique !’’ L’opinion politique est quand accueillir, comment accueillir, pas diffamer. Ce n’est pas une opinion politique, c’est une infamie. J’ai été condamné pour avoir dit cela. Il n’était jamais arrivé, dans l’histoire italienne, qu’un Premier Ministre fasse un procès à un intellectuel, un journaliste, jamais ! Jamais ! Mais cela n’a provoqué aucun scandale, sinon dans une petite partie de l’opinion publique. Pour la majeure partie des gens, pour les puritains, c’était ‘’bien parce qu’on ne parle pas comme cela’’ !!! Cela signifie y mettre son corps.

De "J'accuse" d'Émile Zola à "Gomorra" de Roberto Saviano

« Ni vivant, ni mort »

Je me réfugie souvent, dit Roberto Saviano, dans l’histoire des grands auteurs pour avoir un soutien. Quand Zola perd tout après avoir écrit ‘J’accuse’, il perd ses propriétés, sa sérénité, parce qu’ils révèlent toute sa vie intime, personnelle ; il perd le droit à la publication de ses livres ; il s’enfuit en Angleterre alors qu’il ne parle pas un mot d’anglais et il se promène avec, en poche, un billet où est écrit comment demander où manger, comment on salue, littéralement. Il écrira à son éditeur qu’il n’en pouvait plus, qu’il aspire seulement à une vie normale, que c’était une mort lente. C’est exactement la situation dans laquelle je suis : ni vivant, ni mort. Je me trouve dans la position, souvent, d’un soldat quand il part volontaire pour le front. Qui sait pourquoi, il a toujours en tête deux options : où je meurs, où je reviens vivant. Ce n’est pas comme cela ; dans la majorité des cas, tu retournes, blessé, traumatisé. Il n’est pas vrai qu’il existe deux options. 

« Si je pouvais écrire sur une feuille un armistice sans condition, je le ferais immédiatement pour reprendre ma vie. »

« Tu es écrasé par ceux qui te rappellent que tu dois mourir et par ceux qui pensent que tout est fini, que ça n’a pas lieu d’être.  Quand j’ai écrit Gomorra, je me suis dit : ou ça ira bien pour moi, ou ça ira mal. Ni l’un, ni l’autre. La position est médiane, compliquée à gérer. Celui qui vous déteste pense que tout est une mise en scène : « Tu ne devais pas mourir il y a 20 ans, et tu es à Marseille, en train de parler ? » Celui qui veut te protéger te lève, en quelque sorte, la vie. Dans cette salle, aujourd’hui, il y a des personnes qui doivent me protéger. Tu es écrasé par ceux qui te rappellent que tu dois mourir et par ceux qui pensent que tout est fini, que ça n’a pas lieu d’être. 

© Danielle Verna Dufour

Roberto Saviano a libéré la parole

En dénonçant la mafia, Robert Saviano, même s’il vit cet entre-deux insupportable, a libéré une parole cadenassée jusqu’à présent. C’est aussi cela le rôle de l’écrivain.

« Oui, certainement, dans le sens où un style s’est créé, un style qui a traversé également tous les arts. A un certain point ces thèmes, la possibilité de raconter, avec noms et prénoms, la réalité criminelle, c’était, mondialement, quelque chose de marginal, difficilement lisible. Les super lecteurs la lisaient, les super activistes, les anti-mafia. Et l’on pensait qu’écrire sur ce thème était adressé seulement à ce public-là.  Je pense qu’au contraire, cela peut se faire pour tous en étant, même esthétiquement, captivant. Rendre une personne curieuse de cette lecture même si cette personne n’a aucune intention de combattre le mal mais a envie de connaitre le crime, une histoire. Je raconte des histoires inimaginables pour la fantaisie. On ne pourrait jamais y croire, jamais. D’autres artistes commencent à faire la même chose, avec le même style, raconter son propre quartier, et le font à  mi-chemin entre la dénonciation et l’exaltation. J’ai rencontré le groupe PNL, on a parlé de Gomorra, de la banlieue, de la Corse, de l’Algérie… Je les aime beaucoup. »

« L’Homère de la merde »

Roberto rie. Il ne manque certes pas d’humour. Il ne manque certes pas d’humour. Il a repris, en bande sur la couverture de son admirable dernier livre, ‘Crie-le’ le nom que les artistes de PNL lui ont attribué « L’Homère de la merde ». Jamais plus beau compliment n’a été fait à un écrivain !

Roberto Saviano continue sa route sans faillir. De livres en essais, il n’a de cesse de dénoncer et de se battre pour ouvrir les yeux des citoyens du monde. Dans cette salle captivée par ses propos, cet homme intègre nous sourit avec bienveillance. Si un carcan l’enserre, il ne lui enlève pas son empathie et, surtout, il ne le musèle pas. Sa force et son envie d’écriture le prouvent. Un élément important à savoir, le rêve de la mafia, qu’elle s’appelle camorra ou autre, est la domination économique. La règle de base des mafieux est de gagner, de gagner à tout prix et de surmonter les différents obstacles qui peuvent entraver le chemin de la croissance et de l'expansion économique.

Pardon Roberto, mais nous voulions te dire merci.