- Auteur Jacques Jarmasson
- Temps de lecture 5 min
Les Mamelles de Tirésias de Francis Poulenc à l’Opéra Grand Avignon, une expérience lyrique unique
Avec « Les Mamelles de Tirésias » de Francis Poulenc, l’Opéra Grand Avignon a offert un final flamboyant à sa saison lyrique 2024-2025. Un triomphe mêlant burlesque, poésie et revendication, sous la direction musicale de Samuel Jean et la mise en scène audacieuse de Théophile Alexandre. Vu le 8 juin dernier.

Retour sur Les Mamelles de Tirésias de Francis Poulenc à l’Opéra Grand Avignon, un triomphe flamboyant entre burlesque, poésie et revendication. Direction musicale : Samuel Jean . Mise en scène : Théophile Alexandre
Il arrive parfois que le théâtre lyrique transcende sa propre forme, qu’il explose ses limites en un feu d’artifice de sens, d’audace et de beauté. C’est exactement ce qui s’est produit à l’Opéra Grand Avignon, avec cette production éblouissante des Mamelles de Tirésias de Francis Poulenc, œuvre aussi folle qu’intelligente, aussi bouffonne que bouleversante. Une soirée inoubliable qui clôture la saison lyrique 2024-2025 de la Maison d'Opéra du Grand Avignon, et qui marie avec panache le grotesque, le rêve et la subversion.
Les Mamelles de Tirésias à l’Opéra Grand Avignon
Avant même que la première note ne retentisse, le public est saisi par l’émotion et la réflexion grâce à la projection du poignant court-métrage Good Girl (2022), un bijou cinématographique de Mathilde Hirsch et Camille d’Arcimoles. Une initiative audacieuse de La Maison des femmes de Saint-Denis, en partenariat avec Cinétévé, l’INA et le magazine Causette, qui posait d’entrée une clef de lecture contemporaine et féministe à l’œuvre qui allait suivre.

Samuel Jean, Une direction musicale au cordeau
Sous la baguette vive et lumineuse de Samuel Jean, la partition de Poulenc a jailli dans toute sa complexité et sa richesse. Ancien Premier Chef Invité de l’Orchestre d’Avignon, auquel il a donné son impulsion vers le statut d’Orchestre National, Samuel Jean a dirigé avec une précision quasi chorégraphique. Sa lecture, tout aussi rigoureuse, a mis en valeur chaque timbre, chaque surprise, chaque clin d’œil de cette œuvre kaléidoscopique.
L’Orchestre national Avignon-Provence a répondu avec virtuosité. Les Chœurs de l’Opéra Grand Avignon, préparés par Alan Woodbridge, ont eux aussi brillé d’un grand éclat, apportant une texture vivante, parfois sacrée, souvent drôle, toujours juste.
Les Mamelles de Tirésias, casting de l’Opéra Grand Avignon
Une distribution vocale éblouissante
La réussite de cette production tient aussi et surtout à son casting d’une justesse remarquable.

En Thérèse/Tirésias, la soprano Shéva Tehoval impose sa présence magnétique. À la fois fragile et déterminée, aérienne et terrienne, sa voix limpide et souple épouse les moindres contours du personnage, avec une intelligence de jeu saisissante. Elle incarne avec brio la femme qui s’arrache à ses assignations pour conquérir sa propre identité.
Face à elle, Jean-Christophe Lanièce (baryton), dans le rôle du Mari, est absolument irrésistible. Doté d’un timbre chaleureux, il compose un personnage lunaire, candide et résolument moderne, mais aussi bouleversant.
Le baryton Marc Scoffoni, en Directeur de théâtre et Gendarme, apporte sa gouaille et son autorité scénique avec une aisance théâtrale jubilatoire. Philippe Estèphe en Presto, Blaise Rantoanina en Lacouf et Fils, Ingrid Perruche, Agnès Ménard, Étienne Prost, et Matthieu Justine composent une galerie de seconds rôles savoureux, tous animés d’une précision irréprochable.
Une mise en scène de haute volée signée Théophile Alexandre

Mais que dire de la mise en scène, sinon qu’elle est un chef-d’œuvre de cohérence et d’audace ? Théophile Alexandre, artiste complet, à la fois chanteur lyrique et danseur, signe là une lecture à la fois respectueuse et transgressive. Fidèle à l’esprit d’Apollinaire et de Poulenc, il en révèle avec une poésie viscérale la brûlante actualité.
Dans un décor mobile et symbolique signé Camille Dugas, aux costumes chamarrés et signifiants de Nathalie Pallandre, chaque scène devient un tableau vivant, oscillant entre le rêve surréaliste et le cabaret militant. Les lumières sculptées par Judith Leray magnifient les corps et les visages, accentuent les tensions, prolongent les métamorphoses. Un vrai ballet visuel.
Le metteur en scène Théophile Alexandre transcende les codes pour faire de cette œuvre, créée en 1947 un manifeste de fluidité identitaire et de liberté. Il ne rajoute rien au texte : il en révèle la profondeur et l’audace originelles, notamment sur les thématiques du genre, du féminisme, de la procréation, de la violence symbolique et de l’émancipation.
Les Mamelles de Tirésias de Francis Poulenc, Un opéra visionnaire et nécessaire
Les Mamelles de Tirésias n’est pas un opéra comme les autres. Il s’agit d’un miroir aux éclats multiples, d’une comédie satirique qui fait rire autant qu’elle dérange. Poulenc le disait lui-même : « Une des rares choses de moi où je ne changerais pas une croche ». Cette tendresse qu’il portait à son œuvre se ressent dans chaque page de la partition, et la production 2025 de l’Opéra Grand Avignon en restitue toute la modernité, la complexité, et surtout, la lumière.
Cette soirée fut un moment d’art total, un cri de liberté, un éclat de rire salvateur et une grande leçon d’humanité.