Publié le 12/06/2023

Rachmaninov, le dernier des romantiques russes (1873 – 1943) en quelques notes

L’actualité musicale fait depuis quelque temps une large place au compositeur Sergueï Rachmaninov, ou si l’on préfère Serge Rachmaninoff. Le 11 juillet prochain, les Chorégies d’Orange célèbreront le 150 ème anniversaire du compositeur, avec un récital interprété par Evgeny Kissin. Au programme, Bach, Mozart et Chopin mais aussi huit pièces de Rachmaninov. Voici en quelques notes, l’histoire d’un homme derrière le musicien.

Rachmaninov compose morceau le plus connu

2023 est une année musicale marquée par le double anniversaire de Sergueï Rachmaninov. Le compositeur et musicien aurait eu 150 ans le 1er avril. Le 28 mars 2023 marquait les 80 ans de sa disparition. Cela se fête dans les salles de concert comme dans les revues spécialisées. Le 11 juillet prochain se jouera aux Chorégies d'Orange un récital interprété par l'un des plus grands pianistes de notre temps, Evgeny Kissin. Au programme, Bach, Mozart et Chopin mais aussi huit œuvres de Rachmaninov, dont les Études-Tableaux op. 39 n°1, 2, 4, 5 et 9.

Rachmaninov en 1833 (10 ans)

À noter également que les éditions Buchet et Chastel, il y a peu et pour la première fois en français, publient un recueil de réflexions et de souvenirs que le pianiste virtuose, compositeur et chef d'orchestre a écrit dans des journaux entre 1910 et 1943 en russe ou en anglais. Il y parle notamment de l'ancienne Russie, de ses débuts, de ce qui fait un beau jeu de piano, de l'interprétation et de la musique en général.

Ce grand musicien, qui était peu friand de modernité, et qui a été parfois l’objet de railleries  et de mauvaises critiques, – le pianiste chilien Claudio Arrau qualifiait la musique de Rachmaninov de « musique de boîte de nuit » – , reste aujourd’hui le compositeur toujours écouté du célèbre concerto pour piano n°2, du Prélude op.3 en do dièse mineur, du poème symphonique L'île des morts, ou encore de la Rhapsodie sur un thème de Paganini, pour ne citer que quelques-unes de ses œuvres les plus connues.

Admirateur de Tchaïkovski, grand ami de Féodor Chaliapine, proche de Vladimir Horowitz, il est considéré comme l’une des figures majeures de la musique russe du 20e siècle. En quelques notes, au fond, qui est Rachmaninov ?

Rachmaninov et Chaliapine en 1890

Un peu d'histoire sur Rachmaninov

La Russie (1873-1917) : le compositeur

« Jusqu’à l’âge de 16 ans, j’ai vécu sur les domaines de ma mère »

— Sergueï Rachmaninov

Rachmaninov, par sa famille, appartient à une petite aristocratie rurale et terrienne de province. Il naît en avril 1873 sur l’une des propriétés de ses parents, à Semionovo, dans la région de Nijni Novgorod. Leurs biens domaniaux leur étaient venus de leur lointaine ascendance : des officiers des Gardes de Saint Pétersbourg, qui au 18e siècle, avaient aidé l’impératrice Elisabeth, fille de Pierre le Grand, à accéder au trône. Son grand père paternel, Arcadi Alexandrovitch était militaire. Mais excellent pianiste et compositeur à ses heures, il abandonne l'armée pour la musique. 

Sa mère, Lioubov Boutakova, fille du général Piotr Ivanovitch Boutakov, chef de l'école des Cadets de Novgorod, bien dotée en argent comme en terres est également très bonne pianiste, formée au conservatoire de Saint Pétersbourg. C’est elle qui donne à son fils Sergueï ses premières leçons quand il a à peine quatre ans.

Son père Vassili Arkadievitch était capitaine de cavalerie et, comme son propre père Arcadi Alexandrovitch, pianiste de qualité, il quitte l'armée pour se consacrer à l'administration des domaines. Mais coureur de jupons, joueur et panier percé, il dilapide le patrimoine familial et finit par se séparer de sa femme.

L’été, Sergueï séjourne à Ivanovka, un grand domaine de ses cousins dont il reprendra la gestion à partir de 1910.

« Ivanovka me manque toujours » (1889-1917)

— Sergueï Rachmaninov
Rachmaninov en 1897 (24 ans)

La vie de Rachmaninov jusqu'à son exil aux États-Unis

Jusqu’au moment où il s’exile aux États-Unis, il s’occupera de cette terre à laquelle, comme tout russe, dit-il, il tient passionnément. L’hiver « il faisait de l’argent » avec ses concerts et « l’été c’était la terre ». Ce n’était ni la mer, ni la montagne, ces lieux naturels qu’on a l’habitude d’encenser. « C’était la steppe, et la steppe est comme la mer, sans limites. Au lieu de l’eau, une immensité de champ de blé, d’avoine, d’un horizon à l’autre ». C’était son havre de calme et de repos. Il a une centaine de chevaux et son rêve – qui ne s’est jamais réalisé –, était d’acheter un gros tracteur américain !

Sergueï Rachmaninov à l'école du professeur Zverev (1885-1889)

Quand il a 8 ans, les Rachmaninov déménagent à Saint Pétersbourg. Sergueï est mis au conservatoire de la ville, et vit chez sa grand mère maternelle Sofia où il mène une vie sans contrainte. C’est là qu’il rencontre son cousin, pianiste virtuose, Alexandre Siloti qui est impressionné par ses talents et l’emmène à Moscou pour le faire entrer au conservatoire de la capitale et le recommander à un pédagogue de renom chez qui il avait fait lui-même ses classes : Nikolaï Zverev (1832-1893) qui fut aussi le professeur de Scriabine. Ce professeur, très rigoureux et exigeant – les leçons pouvaient commencer à six heures du matin ! –, logeait chez lui quelques élèves qu’il jugeait particulièrement doués. Rachmaninov faisait partie de ceux-là. En dehors d’un entraînement  pianistique intense, le maître les invitait aux concerts, aux spectacles et même au restaurant pour compléter leur culture générale et gastronomique ! Cette pratique désintéressée était, paraît-il, courante chez les pédagogues musicaux russes de l’époque. Zverev, fier des résultats qu’il obtenait,  pouvait faire jouer par coeur à quatre élèves une symphonie complète de Beethoven à huit mains !

Rachmaninov en 1910 (37 ans)

Tchaïkovski et Aleko (1892)

À 19 ans, Rachmaninov termine ses études au conservatoire de Moscou et à 20 ans il en reçoit la plus haute distinction : la médaille d’or pour son opéra Aleko, œuvre de composition libre dont le livret, inspiré d’un poème de Pouchkine « Les Tsiganes », est imposé aux élèves sortants. 

L'action illustre cette formule selon laquelle « partout les passions se déchaînent, on ne peut rien contre le destin ». Aleko  (Alexandre) est un Russe qui a fui sa propre culture en se faisant admettre par un groupe tzigane pour qui la pleine liberté est un principe, même en amour. Aleko est amoureux de la tzigane Zemfira. Celle-ci finit par ne plus supporter sa possessivité. Elle prend un amant tzigane plus jeune. La tragédie est proche : par jalousie, Aleko tue Zemfira et son amant. La communauté l'exclut, mais le laisse en vie.

Grâce à Tchaïkovski, ce premier opéra est joué au théâtre Bolchoï de Moscou. Rachmaninov lui voue une reconnaissance indéfectible, pour lui avoir apporté un soutien déterminant même s’il a été de courte durée puisque Tchaïkovski est mort en 1893.

Les oeuvres les plus connues de Sergueï Rachmaninov

Le prélude en do dièse mineur, 1892

Sorti du conservatoire, Rachmaninov doit gagner sa vie. Pour 40 roubles (20$), il écrit son premier prélude en do dièse mineur que précisément il considère comme une œuvre de jeunesse … mineure. C'est pourtant celle qui lui fut le plus demandée lors de ses tournées de concerts. Pour Rachmaninov, qui en a composé 24, « un prélude est par nature de la musique pure et ne saurait être enfermé dans une musique à programme ou impressionniste ». Donc pas question de leur donner des noms. « La musique pure, écrit le compositeur russe peut suggérer une idée à l'auditeur, ou lui insuffler un état d'esprit, mais sa fonction première est de lui procurer un plaisir intellectuel par sa beauté et la diversité de ses formes ». C’est sans aucun doute ce que vivront les auditeurs de Kissin lorsque, le 11 juillet, il leur jouera le prélude op. 32 n°8 en la mineur ou le prélude op. 23 n°10 en sol bémol majeur au théâtre antique d’Orange.

Rachmaninov composant

De la première symphonie (1897) au concerto n°2 (1900)

La période 1897-1900 a été pour Rachmaninov un moment de sa vie particulièrement difficile. La création de sa première symphonie avait été un désastre. Glazounov, qui la dirigeait, était manifestement ivre, et la critique avait été acerbe, notamment celle de César Cui, l’un des membres du groupe des Cinq. Rachmaninov entre en dépression et pendant trois ans il cesse de composer. 

« Dans la période la plus difficile et la plus critique de ma vie, lorsque je pensais que tout était perdu et qu'il était inutile de lutter plus longtemps, j'ai fait la connaissance d'un homme si bon qu'il a parlé avec moi pendant trois jours. Il m'a redonné l'estime de moi-même, il a chassé mes doutes, m’a rendu la force et la confiance, a ranimé mon ambition. Il m'a encouragé à me remettre au travail et je peux dire qu'il m'a pratiquement sauvé la vie. Cet homme, c'était le comte Tolstoï. »

Il lui a aussi fallu le soutien d’un neurologue hypnotiseur et, semble-t-il de sa fille, pour retrouver de l’énergie et l’envie de se remettre au stylo et aux feuilles lignées. Ce sera la conception d’une de ses plus compositions les plus populaires : le concerto n°2 pour piano en do mineur.

Le « Rach 3 » (1909)

Composé en Russie, le concerto n°3  en ré mineur fut créé à New York, lors d’une tournée aux États-Unis avec Rachmaninov au piano, qui, dit-on, termina le concert les doigts en feu. L’œuvre est en effet un concentré de difficultés techniques et de virtuosité  au point qu’on a pu la qualifier de « véritable concerto pour piano solo » !

Rachmaninov à Londres

L’Amérique (1918-1943) : le concertiste

« En quittant la Russie, j’ai laissé derrière moi l’envie de composer »

— Sergueï Rachmaninov

Rachmaninov et l'exil

En décembre 1917, fuyant la révolution russe, la famille Rachmaninov quitte la Russie pour s’établir en Scandinavie à la faveur d’une tournée de concerts. C’est à Stokholm puis à Copenhague que le musicien s’installera avant de partir pour les États-Unis.

À la période russe, féconde en créations musicales, succède une période américaine et internationale pendant laquelle Rachmaninov se consacre à sa vie de concertiste faite de récitals, d’enregistrements et de déplacements. Comme il le dit lui-même, il ne sait pas faire plusieurs choses à la fois : « quand je donne des concerts, je ne peux pas composer … Lorsque me vient l’envie de composer, il est indispensable que je puisse me concentrer exclusivement là-dessus, je ne touche pas au piano. Et lorsque je dirige, je ne  peux alors ni jouer ni composer… Toute mon activité musicale, ce qui représente près de 24 ans de ma vie, a été consacrée à la composition et  l’interprétation, en qualité de chef d’orchestre ou de pianiste, huit ans environ pour chacune ».

1208 concerts - 6 compositions

1 208 concerts jalonnent cette partie de sa vie, et à peine 6 compositions : le Concerto pour piano n° 4 en sol mineur (1926), trois Chansons russes (1926), les Variations sur un thème de Corelli (1931), la Rhapsodie sur un thème de Paganini (1934), la Symphonie n° 3 en la mineur (1935-1936) et les Danses symphoniques (1940-1941).

1928 – Vladimir Horowitz et le 3e concerto

Vladimir Horowitz en 1936

Un grand nom associé à celui de Rachmaninov est celui de Vladimir Horowitz (1903-1989). Horowitz, pour son épreuve de fin d’études au conservatoire de Moscou avait choisi de jouer le 3e concerto de Rachmaninov, le concerto considéré comme le plus « difficile au monde ». Dix-huit ans après, arrivant à New York, il rencontre son idole dans le hall d’exposition de Steinway and Sons. Rachmaninov aurait dit à Vladimir Horowitz : « On me dit que vous jouez mon troisième concerto mieux que quiconque. Je me propose de vous accompagner : vous jouerez la partie soliste sur le premier piano tandis que je jouerai la partie orchestrale sur le second piano ». On n’a pas de compte rendu sur ce concert qu’on peut imaginer exceptionnel mais on sait que dans son taxi de retour, Rachmaninov se serait lâché : « Cela est-il possible ? Il s’est jeté sur ma musique comme un tigre, et l’a dévoré toute crue. Il a eu le courage, l’intensité, l’audace. Ce jeune homme joue mon concerto comme jamais je n’aurai espéré l’entendre un jour ». Les deux hommes restèrent très amis jusqu’au décès de Rachmaninov.

Sergueï Rachmaninov, l’homme derrière le musicien

Certes pour un artiste, ce sont les œuvres qui comptent. Mais c’est aussi une manière de les comprendre que d’en savoir un peu plus sur l’homme qui les a créées. Ceux qui pensent, comme Eric Raymond Igou et Wijnand Adriaan Pieter Van Tilbur (2014) que «L’évaluation de l’art prend ses origines dans la perception de l’excentricité des artistes», en seront pour leur frais en ce qui concerne le cas Rachmaninov. 

Les mains de Rachmaninov

Un homme de grande taille, passionné par les belles voitures

Rachmaninov, ce grand homme d’1,98m, aux mains de grande taille qui pouvaient couvrir treize notes de piano, à la coiffure quasi militaire, ne souriait jamais sur ses photos. De réputation austère, presque puritaine et plutôt distant, il était au contraire dans le privé « accueillant, chaleureux, participant volontiers aux plaisanteries et aux jeux, et capable de rire de bon coeur ». C’était par ailleurs un sportif, amateur de tennis, et un pilote passionné de belles voitures et de canots à moteur. Ses revenus le lui permettaient, de même qu’ils lui permettaient d’être très généreux avec des amis en difficulté ou des entreprises comme celle de l’ingénieur aéronautique russo-américain Igor Sikorski qu’il a contribué à remettre à flot. Gros fumeur, il meurt d’un cancer du poumon à Beverly Hills.

Rachmaninov en quelques notes, une originalité et une œuvre d’une grande richesse

Rachmaninov peint par Constantin Somov en 1925

« La musique futuriste est transitoire, passera de mode, et tombera dans l’oubli »

— Sergueï Rachmaninov

On a beaucoup reproché à Rachmaninov de n’être pas de son temps. Sur ce qu’il appelait « modernisme », il était radical et sans langue de bois.

« À mon avis, disait-il, l’Europe souffre d’une sorte de cacophonie virale que représentent les œuvres des ultra-contemporains ».
« Je n’apprécie guère ceux qui sacrifient la mélodie et l’harmonie à une immersion dans le bruit et la dissonance comme une fin en soi ».

« Il est à la mode de vénérer le phénomène connu sous le nom de futurisme. Des individus se posant en « contemporains », ou « ultra contemporains », qui se donnent l'air d'apprécier des œuvres auxquelles aucun homme sensé ne peut prendre de plaisir. Un tel public a rarement un jugement indépendant.

Rachmaninov en 1941 (68 ans)

Il lui est beaucoup plus confortable d'admettre ce qui dans l’art est à la mode, ce à quoi d'autres applaudissent, même si c'est une mode tout à fait abominable. La nature humaine en cela est étrange ».

Et il concluait : «  Mais le temps sera juge, qui choisira entre l'éternel et l'artificiel, et conservera inévitablement la bonté, la vérité et la beauté. »

« Rachmaninov est fait d'acier et d'or : de l'acier dans ses mains et de l'or dans son cœur » (Josef Hofmann)

Dans une thèse sur Serge Rachmaninov, Laurent Caille traduit avec justesse l'idée qu'on peut se faire de l’artiste russe qui occupe dans l’histoire de la musique du début du XXe siècle une situation paradoxale. « Resté à l'écart des courants musicaux de son temps, Rachmaninov a toutefois développé une esthétique d'une originalité surprenante, dont le style se distingue au sein de la musique russe. Profondément marqué par son pays natal, influencé par l'esthétique des compositeurs romantiques, Rachmaninov laisse derrière lui une oeuvre d’une grande richesse, qui s'inscrit au coeur des problématiques de la première moitié du XXe siècle. »

© Les photos proviennent du site « Senar ». Ce nom, qui est l’abréviation de « Sergey et NataliaRachmaninov », est celui de la villa que Rachmaninov avait fait construire en Suisse près de lac de Lucerne et où il a vécu pendant près de dix ans.